La Fondation Cartier pour l’art contemporain révèle le talent d’une artiste encore méconnue hors de son Australie natale, Sally Gabori. De son nom complet Mirdidingkingathi Juwarnda qui signifie dauphin né à Mirdidingki, Sally Gabori est mise à l’honneur et son talent révélé pour la première fois hors de l’Océanie. Il s’agit en effet de sa première exposition personnelle en Europe. Les œuvres à forte puissance figurative nous plongent dans la nature luxuriante de son île de naissance : l’île Bentinck.
Décédée en 2015, Sally Gabori commence à peindre ses toiles colorées, à raison d’une à plusieurs toiles par jour, à 81 ans. Jusqu’à sa mort et en seulement 8 ans, l’artiste produit plus de 2000 tableaux. Son ascension est immédiate. Très vite, Sally Gabori s’impose comme figure de proue de l’art contemporain en Océanie. De son vivant, ses œuvres sont exposées à la Queensland Art Gallery et elle est invitée à la Biennale de Venise en 2013. À travers une trentaine d’œuvres, la Fondation Cartier revient sur quelques années intenses où Sally Gabori peint frénétiquement, imprégnée par la nostalgie de l’île qu’elle a été contrainte de quitter à 24 ans.
Mirdidingkingathi Juwarnda Sally Gaboriappartient au peuple aborigène des Kaiadilts, originaire de l’île Bentinck, dans le golfe de Carpentarie. Ce peuple qui comptait 125 personnes en 1944 n’en compte plus que 63 en 1948, à la suite d’un cyclone et d’un raz-de-marée qui provoquent une crise de l’eau potable.Les Kaiadilts sont les derniers des peuples aborigènes à avoir intégré de force la société occidentale. Contraints de suivre la mission presbytérienne vers l’île de Mornington, ils ne pourront retourner sur l’île Bentinck que dans les années 1980 et de façon temporaire. Le pillage culturel sévit et la population est séparée, parquée en grands dortoirs. Un exil violent qui marque profondément l’artiste.
Une approche instinctive de la couleur
Sa peinture, reconnaissable à ces grands aplats de couleurs qui se juxtaposent, fusionnent parfois, se mélangent, est tantôt cernée de noir, tantôt de violet. De grandes prises de vues aériennes aux couleurs parfois épurées parfois vives : des pièges à poissons ? Une tempête ? Une source d’eau ? Ici, les couleurs ne ressemblent à rien de connu. Rien à quoi se raccrocher, si ce n’est des formes qui peuvent nous êtres familières. L’eau est rose, la terre bleue, parfois blanche, peut-être violette. Du jaune, du mauve, du noir, les couleurs semblent avoir été étudiées avec une minutie leur permettant de se marier parfaitement, de se fondre les unes avec les autres, de trancher parfois, mais toujours avec une subtilité et un regard presque visionnaire sur les couleurs complémentaires. Que sont ces formes ovales qui s’imbriquent ? Des vagues, un littoral ? Un barrage ?
Les techniques varient autant que les couleurs, Sally Gabori utilise son pinceau comme tampon, pour des effets de matière, visibles sur le profil de la toile, dont les couches épaisses se révèlent au gré du mouvement du visiteur. Des pois au pinceau, une profusion de couleurs dans des formes géométriques étudiées. Les carrés, rectangles, rappellent la cartographie d’avant les photographies aériennes. Le blanc est emprisonné sous des couches de rose, violet, jaune, rouge. La façon dont le noir se découpe dans la toile participe à une peinture de la compulsivité, avant que mémoire se meure, comme un dernier geste avant l’oubli.
Sally Gabori s’impose comme une très grande coloriste dans l’histoire de l’art du XXIe siècle. On peut voir des ressemblances avec les œuvres de Wakartu Cory Surprise dans l’usage des couleurs et des formes géométriques ou bien avec celles d’Emily Kame Kngwarreye. Les couleurs qu’utilise Sally Gabori reflètent ses émotions et sensations. Cette utilisation instinctive des couleurs est libérée de toute formation ou théorie. Les espaces de la Fondation Cartier sont propices à une mise en valeur des couleurs par la lumière naturelle qui permet des reflets et qui modifie la perception des œuvres au cours de la journée. La grande salle au sous-sol, éclairée à la lumière artificielle, fait ressortir la première couche – jaune, noire ou bleu ciel – dont sont recouvertes les toiles. Ensuite avant que la couleur n’ait séchée, elle applique une deuxième couche en jouant ainsi à la formation de nouveaux coloris et de jeux d’ombres et de lumières.
Une scénographie hommage
Si le Musée du Quai Branly avait déjà acquis une de ses œuvres, son nom n’apparaissait qu’au second plan. Ici l’exposition rompt avec la visée anthropologique. Il s’agit plutôt de remettre à sa juste place une artiste prolifique et profondément moderne dans son approche de la couleur. On salue ici l’hommage de la Fondation Cartier qui, par une scénographie qui l’individualise, rend à Sally Gabori sa signature. Les titres des œuvres non signées sont gravés jusque dans le sol par des marquages gris. L’exposition, pensée comme un langage, inscrit Sally Gabori dans l’histoire de l’art contemporain. La scénographie qui épouse celle de l’artiste qui l’a précédée – Damien Hirst – lui rend sa place d’artiste contemporaine.
L’exposition débute sur les pièces plus « enfantines » et c’est au sous-sol qu’on assiste à la célébration de Sally Gabori en tant que femme et de sa sexualité. La scénographie du sous-sol est pensée comme une « lignée », sans grand espace entre les œuvres, qui sont accrochées presque collées les unes aux autres, à la manière d’un scénario ou d’un film d’animation qui défilerait sous nos yeux. Nous sommes face à une histoire douloureuse qui nous est racontée avec fougue. Cette explosion de couleurs chaudes fait aussi tourner la tête. Le plafond est bas, les toiles monumentales et la dominante de rouge et de noir réveillent un sentiment d’oppression. Si la première salle permettait de jouer avec les lumières naturelles, la lumière artificielle de la deuxième renforce le côté presque étouffant de ces grands aplats de couleurs vives. On termine sur l’œuvre la plus ancienne : un quadriptyque en noir, blanc et bleu. Les couleurs, plus sombres, et peintes sur des plus petits formats peuvent symboliser le deuil de son mari et sa perte d’énergie et de vitalité lié à son âge déjà avancé. La dernière pièce, plus intimiste et plus sombre encore, nous montre des toiles avec une expression des sentiments encore plus poussée. Il s’agit de la plus petite salle, ce qui vient accentuer une perception plus douce des couleurs.
Avant que mémoire se meure
Les peintures de Sally Gabori représentent des prises de vue aériennes qui lui viennent de son imagination. Les dimensions du souvenir et de la nostalgie sont omniprésentes. Ses peintures peuvent s’apparenter à la mémoire d’une terre qu’elle peint de haut, comme sortie de son propre corps, en lévitation. Ces toiles sont les dernières traces d’une terre pillée et qu’elle a dû fuir, de cet exil douloureux qui a profondément marqué sa communauté. En haut, ce sont des phénomènes météorologiques qui sont représentés, comme lesMorning glory clouds. En bas, les formes en U peuvent représenter les pièges à poissons. Il est plus facile de se fonder sur les formes que sur les couleurs pour reconnaître les objets. Sally Gabori ne parlant pas, ni ne lisant l’anglais, ces toiles ont une réelle vocation de transmission. Il s’agit de retranscrire les histoires que se racontait la communauté pour se représenter l’île et qui n’existent que dans l’oralité. Cette volonté de laisser une trace est également palpable dans les œuvres réalisées à plusieurs mains qui incarnent directement la transmission d’une expérience des lieux à la génération suivante. Les titres des œuvres ne sont pas anodins, ils font tous référence à des lieux vécus ou à des membres de sa famille.
Cette peinture cartographique est imprégnée d’une énergie presque méditative. Les toiles peuvent s’apparenter à une création de cartes de l’île, faite à la mémoire des côtes, comme les cartes avant les prises de vue aériennes. Si à première vue les œuvres semblent abstraites, elles sont en réalité figuratives et l’île de Bentinck est reconnaissable dans ses peintures par les personnes y ayant vécu.
Une cartographie des sentiments et du souvenir, visible jusqu’au 6 novembre à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
Illustration : Sally Gabori, centre d’art et d’artisanat de l’île Mornington, 2008-2012. © The Estate of Sally Gabori. Photo © Inge Cooper