Lorsque j’ai découvert Shane Haddad, sur l’Instagram d’un écrivain connu, son nom était associé au « courant de conscience version XXIᵉ siècle ». Pas sûr que ces vieilles catégories aient encore un sens, mais Aimez Gil porte bel et bien un style qui rappelle quelques grands aînés. Et l’écriture haletante de Shane Haddad trace un temps que la littérature a perdu de vue : le présent. 

Aimez Gil, Shane Haddad

Comment une émotion peut-elle survivre à la mise en mots ? Comment l’écriture, cette langue de « l’après », peut-elle rétablir une présence réelle toujours en fuite ? Cette coupure irrémédiable entre expérience et récit traverse tragiquement Aimez Gil, et embarque ses personnages sur la route de l’errance. L’errance, d’abord, de la langue de Gil, la narratrice.

« Simplement j’essaye de sentir le corps en tentative, le corps en action, j’essaye depuis des mois de sentir le corps, depuis des mois j’essaie de comprendre le corps et ça ne vient pas mais ça ne peut pas m’empêcher de danser, ça ne peut pas m’empêcher d’essayer, abandonner c’est crever alors je tente encore, j’ondule d’où je suis, cette fois je ne m’arrête pas, le dos colle bien aux coudes et aux épaules de tous ces inconnus mais je creuse mon trou ».

Sur la route

Au sens musical du mot, Aimez Gil est une fugue, où les voix jouent des airs légèrement décalés. Ces voix sont celles des trois personnages, Mathieu, Mathias (les deux M) et Gil, trois amis qui se retrouvent le temps d’un été sans fin, en mouvement sur les routes sinueuses du Lot ou du Cotentin, au volant d’une Clio pourrie. 

Mathieu, Mathias et Gil roulent ensemble, mais restent séparés par un impénétrable théâtre individuel. Que fuient-ils ? Des épreuves finalement banales, paraît-il, affaires de famille, jobs nazes, amours déchirées… Mais rien ne nous renseigne sur les problèmes profonds de chacun. 

Ce que nous savons par contre, c’est qu’ils se doivent de bouger, de sentir ce mouvement où chacun, ouvrant tour à tour la vitre, « prend le vent en pleine face ». Le mouvement les tient, comme si l’inertie menaçait, à chaque instant, de les écraser :

« Mathias dit toute cette pesanteur, elle est épuisante vous trouvez pas, épuisante. Mathieu ça le fait rire il dit mon vieux on voit bien que t’as une âme de poète. Mathieu enlace Mathias et Mathias s’en dégage. Et moi aussi je me mets à rire. Je dis la pesanteur y a que ça de vrai. Tirés vers le bas jusqu’à finir en dessous, vous imaginez, en dessous, sous la terre, dans la terre. »

Entre deux trajets, quand la Clio se repose, ça boit beaucoup, ça teuf, les nuits se passent au bar ou au club, l’environnement devient un cendrier géant. Dans cette arcadie poisseuse et figée, les corps se regardent enfin mais ne se trouvent pas :

« Nos mains s’agitent, nos corps s’attachent mais l’alcool est là, entre nous. Ce n’est pas qu’on l’oublie, c’est qu’il prend le dessus ».

Quelque chose, sans nom ni fonction, persiste à se mettre entre eux. Et la parole pressée de Gil, pressée de recoller en permanence ce puzzle humain, ne fait qu’amplifier la distance qui la sépare des deux autres :

« Mathieu me regarde. Mathias dit, les yeux fermés, le visage vers le soleil, comme un cadavre tranquille, Gil je peux te dire la vérité. Je peux te la dire. Tes mots nous séparent. Ils nous séparent comme le feu nous séparerait de notre maison, ils nous séparent comme une vague emporterait nos vies d’un seul coup. Tes mots nous séparent sans état d’âme Gil. »

Étrange Gil, cherchant une communauté qui se déchire pourtant sous ses mots, ou pire encore : à cause de ses mots. Alors Gil exaspère, Gil m’épuise dans ce flou qu’elle provoque par son écriture paniquée. Et ce trio bizarre, d’ailleurs, perdu entre amitié et amour, pourquoi ne nous l’explique-t-elle pas ? N’est-ce pas son rôle de narratrice ? Les corps s’approchent, s’énervent, tous ces mouvements, toutes ces paroles retardent une prochaine explication, qui n’arrivera pas. Alors une progressive prise de conscience s’opère lorsqu’on comprend enfin que Gil ne peut inventer ce qu’elle ne sait pas. La voix de la narratrice trébuche, s’accroche à toutes les sensations, mais évite pourtant la seule chose que le lecteur réclame : une histoire. Il faudra ici faire sans, pour s’ouvrir à une autre expérience de lecture.

Au présent

La raison enseigne qu’il faut creuser les phénomènes, les étudier au microscope, s’arrêter prudemment, nommer enfin, pour comprendre un peu de ce vaste f...