C’est une évidence ; le confinement a été propice à l’écriture, activité solitaire par excellence. Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses chroniques de confinement aient vu le jour, lancées par de simples anonymes ou par des artistes reconnus. Bien qu’elles soient très diverses, dans le fond comme dans la forme, elles ont eu pour point commun de se créer dans l’immédiateté, et de s’inventer au fil d’évènements difficiles à prévoir. En revanche, la réception de ces journaux de confinement par l’opinion publique est à géométrie variable, comme l’illustre notre rédactrice. Cet article se propose d’étudier la réception de deux journaux du confinement : celui de l’écrivaine Leïla Slimani, et celui du metteur en scène Wajdi Mouawad.
Parmi les initiatives les plus visibles, deux ont particulièrement retenu mon attention : le journal de Leïla Slimani, publié dans Le Monde, et celui de Wajdi Mouawad, diffusé sur la plateforme SoundCloud et le site du théâtre de la Colline, qu’il dirige depuis 2016. Leïla Slimani et Wajdi Mouawad parlent à la première personne, en tant qu’écrivains. Ils sont clairement dans une posture artistique et subjective. Le terme « journal » paraît donc adapté, de par sa connotation personnelle, intime. Il s’agit de partager ses pensées, ses émotions, son vécu individuel vis-à-vis d’une expérience partagée. Et en effet, par sa nature même, le confinement nous coupe des autres, nous renvoyant fatalement à nous-même, notre cellule familiale, nos conditions de vie, nos émotions.
Il y a des échos forts entre les réflexions et les situations des deux artistes. Ils passent tous les deux leur confinement dans une maison, dans des conditions confortables. Wajdi Mouawad réside à Nogent-sur-Marne, une ville, où, dit-il, l’on se confine aisément, avec « un bois magnifique[i] », non loin de là. Leïla Slimani, de son côté, reconnait sa chance : « Je n’ai pas faim, je n’ai pas froid, j’ai une chambre à moi d’où je vous écris ces mots. J’ai le loisir de m’évader, dans des livres, dans des films[ii]. »
Ils expriment leur sidération, leurs doutes vis-à-vis d’un avenir qui leur parait soudain plus incertain que jamais. Tous deux font appel aux mythes pour tenter de donner du sens présent : Wajdi Mouawad puise dans la mythologie grecque et les récits bibliques, Leïla Slimani parle de la Belle au bois dormant. Ils trouvent du réconfort dans l’observation de la nature : l’autrice évoque « les tilleuls sur les branches desquels apparaissent les premiers bourgeons[iii] », Wajdi Mouawad se perd dans la contemplation de l’érable du Japon qui pousse dans son jardin. Ils sont en famille. En annonçant à son fils qu’il n’y a plus d’école, Wajdi Mouawad constate la « joie de l’enfant devant les catastrophes des adultes[iv] » ; tandis que Leïla Slimani rapporte des paroles semblables : « On l’aime ce virus. C’est quand même grâce à lui qu’on est en vacances[v]. ».
Une réception aux antipodes
Or, malgré toutes ces similitudes, il y a une chose qui diffère radicalement entre ces deux projets : la réception qui leur est faite.Le journal de Wajdi Mouawad a été accueilli avec enthousiasme. On peut trouver moult commentaires élogieux et remerciements sur les réseaux sociaux, et Télérama salue « Une introspection intelligente qui sait mettre les bons mots sur les sentiments qui nous traversent tous[vi] ».
A l’inverse, le premier épisode de celui de Leïla Slimani a essuyé des critiques d’une extrême virulence. Les mêmes reproches reviennent encore et encore sur Twitter et dans les journaux : le texte est « indécent », « égocentré » ou « nombriliste », « vide », le recours au conte « niais » ou « mièvre ». On reproche à Leïla Slimani d’être une Marie-Antoinette du confinement, de n’avoir pas conscience de ses conditions de vie privilégiées. Et ce, bien qu’elle écrive « Nous ne sommes pas à égalité. Les jours qui viennent vont au contraire creuser, avec une cruauté certaine, les inégalités. Ceux qui ont peu, ceux qui n’ont rien, ceux pour qui l’avenir est tous les jours incertain, ceux-là n’ont pas la même chance que moi[vii]. ». Un des articles les plus véhéments va jusqu’à affirmer que Leïla Slimani est représentante d’une « bourgeoisie qui se rêve écrivain[viii] » – pas une véritable écrivaine, donc. La grande majorité des critiques en concluent qu’elle n’a pas la légitimité nécessaire pour relater son expérience, parce que celle-ci n’est pas représentative, et de très nombreux internautes lui ordonnent tout bonnement de se taire.
Pourquoi des réactions aussi radicalement opposées face à des propositions artistiques aussi proches ?
Pourquoi des réactions aussi radicalement opposées face à des propositions artistiques aussi proches ? Il y a sans doute plusieurs facteurs d’explications. D’une part, Leïla Slimani est plus visible, donc plus exposée aux critiques. A l’heure où j’écris ces lignes, l’épisode 1 du journal de Wajdi Mouawad compte 69 000 écoutes sur SoundCloud, tandis que le Monde comptabilise 300 000 abonnés. Ensuite, le public touché n’est sans doute pas tout à fait le même. Enfin, il y a des différences bien réelles de ton, et de style, et de propos, entre les deux artistes.
Cependant, cela ne suffit pas, selon moi, à expliquer un tel écart de traitement. Les reproches adressés à Leïla Slimani pourraient tous s’appliquer à Wajdi Mouawad. Il écrit à la première personne, et s’appesantit en fait plus sur ses angoisses et sa vie privée que ne le fait l’autrice dans le Monde. Lorsqu’il prend le temps d’enterrer des araignées ou de relire l’Ancien Testament, il est très certainement assez déconnecté des préoccupations de la plupart des Français – et, contrairement à Leïla Slimani, il ne reconnait pas explicitement sa situation de privilège. Comment le public aurait-il réagi si l’écrivaine avait suggéré comme lui au lecteur « d’ouvrir ses carreaux et [de] lire un poème à voix haute au voisin d’en face[ix] » ? Elle aurait été, à coup sûr, sujette à encore plus de moqueries.
Est-ce parce qu’il évoque souvent la guerre du Liban, qu’il a vécu enfant, et qui a forcé sa famille à s’exiler ? Son histoire personnelle lui donne-t-elle pour toujours le droit à exprimer son opinion, en n’importe quelles circonstances ? Cela serait, en soi, placer le problème sur le terrain moral, ce qui en littérature est problématique comme on...