La très queer Teenage Apocalypse Trilogy est-elle trop déjantée pour les GenZ ?



Récemment, dans une librairie où je cherchais un cadeau pour une amie, je me suis vu attaqué par la jeune responsable de rayon, pour qui, de toute évidence, ma grosse barbe de bûcheron faisait de moi l’incarnation du Mal-Mâle. Elle arborait toute la panoplie de la meuf vénère, militante anti-patriarcale – un embonpoint triomphant, souligné par des vêtements ultra-moulants, un petit haut très dénudé qui laissait voir ses nombreux tatouages, la frange et les cheveux rebelles, le maquillage noir, les grosses bagues aux doigts. Le genre de filles pour qui les affiches des Colleuses constituent un nouveau bréviaire, et qui vont taguer sur les parcours des manifs « all men are trash » – ce que confirmait la sélection exposée sur ses tables. Mon crime : avoir osé demander si par hasard elle pouvait me recommander une bédé qui traiterait des relations toxiques et des pervers narcissiques sous l’angle de l’humour. « De l’humour !?? » a-t-elle aboyé en chienne de garde se sentant menacée dans son safe space. « Parce que vous croyez qu’on peut faire de l’humour sur un sujet pareil ? Vous trouvez ça drôle, vous, les relations toxiques ? » Je crois que je n’ai jamais vu autant de haine dans le regard de quiconque. Des semaines plus tard, j’en tremble encore.
Évidemment, elle ne pouvait pas savoir que j’ai été moi-même victime d’une relation toxique avec un pervers narcissique, qu’il m’a complètement détruit et qu’aujourd’hui encore, après 15 ans, je continue de ramasser les morceaux de ma vie brisée – non, ça, sans doute, elle ne pouvait pas s’en douter, ni se douter que je discutais sorcières et déconstruisais le masculin bien avant Mona Chollet et Sandrine Rousseau. Lorsque j’ai bredouillé que, si, on pouvait, et que mon amie (elle aussi victime, encore dans les rets de son toxique ex) avait vraiment apprécié la géniale bédé de Sophie Lambda, « Tant Pis pour L’Amour », qui joue de l’humour en dépit de son sujet, la « meuf vener » m’a confié sans plus attendre à sa collègue, plus âgée et plus avenante, qui m’a gentiment expliqué que oui, la bédé de Lambda est hélas une exception sur ce sujet plutôt grave. Je suis reparti sans rien d’autre que le choc d’avoir été réduit à mon apparence, mais, pire encore, la consternation face à une telle incapacité à comprendre ce que c’est que l’art véritable.
Furieusement punk et délicieusement pop
J’ai repensé à cela en revoyant, avec jubilation, la Teenage Apocalypse Trilogy de Gregg Araki, ressortie ces jours-ci en version 4K restaurée, encore plus éclatante, féroce et fulgurante qu’à l’époque, œuvre phare du cinéma queer et véritable déflagration dans le paysage filmique des 90s – à la fois trash et glitter, rageuse et tendre, furieusement punk et délicieusement pop, dépressive et frénétique, blasée et jouisseuse, mélancolique et désenchantée mais pleine de sève et d’élan, tragique et… comique.
Il faut se replacer dans le contexte de l’époque pour comprendre ce que ces films ont pu représenter pour des personnes comme moi (j’avais 20 ans quand est sorti The Doom Generation), dont ils ont accompagné les premiers coming out, les premiers ébats et les premiers émois, tout en fournissant la bande son idéale pour la dernière décennie du siècle : à l’époque, la cinéphilie parisienne est encore désespérément sérieuse et straight (même si nombre de ses plumes « en sont ») et affiche un savant mépris satisfait pour la culture pop, tandis que chez les gays, encore sous le choc post-traumatique de l’hécatombe du sida, on reste bloqués sur Guibert et Foucault, quand ce n’est pas Mylène Farmer ou Dalida. Alors voir débouler ces gamins beaux comme des cœurs saignés, noyés d’ennui et de MTV, bitchy à souhait, qui écoutent Nine Inch Nails et This Mortal Coil ou Jesus and The Mary Chain, coincés entre le conservatisme d’un côté et l...