Santiago Espinosa est philosophe. Auteur de Schopenhauer et la musique (2022) et du Traité des apparences (2017), cet écrivain français est notamment célèbre pour son attachement à la sagesse roborative élaborée par son maître Clément Rosset. Dans son dernier ouvrage, Rosset philosophe du tragique (PUF, 2023), Espinosa cherche à mettre en lumière les grandes lignes de la pensée de ce dernier. Au moment où les palabres humanitaires occupent le devant de la scène, lire cet essai est de salubrité publique. 

Rosset philosophe du tragique

D’emblée, il s’agit pour le philosophe de récuser toute forme d’appartenance à une chapelle philosophique en vogue dans les cercles intellectuels parisiens. A l’instar de son maître Clément Rosset, Espinosa brocarde tout à l’avenant les heidegerriens, les kantiens et plus généralement tous ceux dont la profession se résume à nier en bloc la dimension tragique de nos existences. Attachés à leur petit coin de réel et à la possibilité chimérique de modifier celui-ci dans sa totalité, ces derniers ne font que mentir à des masses éprises de « justice », de « liberté », ou encore de « vérité ». 

En effet, la philosophie de Clément Rosset repose sur une sagesse, celle du tragique. Celle-ci souhaite affirmer le caractère dérisoire de l’existence humaine et l’aspect terriblement difficile de celle-ci : déchirée, contradictoire et dénuée de sens, la vie n’est qu’« un conte raconté par un fou, plein de bruits et de fureurs, ne signifiant rien » (Shakespeare). Or, le philosophe affirme que nous pouvons malgré tout en tirer une joie : celle-ci n’est pas corrélée à l’état objectif du Monde, elle est bien plutôt donnée de surcroît. 

Ainsi, Rosset tire de ses constats une ontologie, qui renvoie étymologiquement à « l’observance » du réel, il faut considérer ce qui existe, approuver la totalité de ce qui est, en dépit du fait que tout soit condamné à la poussière. L’existence ne doit plus donc être pensée sur le mode de la fuite mais sur celui de la présence à ce qui se déroule sous nos yeux : « Le réel désigne chez moi l’existence, mais l’existence dépouillée de ses autours, ramenée au seul fait qu’elle existe, de manière autonome » (Esquisse biographique). 

A la différence d’Heidegger et d’autres philosophes, pour qui il faut distinguer l’être de la réalité, le penseur joyeux s’efforce de les unifier. Si la science verse parfois dans la spécialisation à outrance, la philosophie tragique se conçoit au contraire comme un savoir-vivre selon lequel ce qui est n’est pas un problème à résoudre, mais une expérience à éprouver, y compris dans ses moments les plus atroces. 

Cette philosophie exigeante s’accompagne également d’un refus d’interpréter le monde : à la différence du « rien n’est sans raison » leibnizien, Rosset réfute les boniments d’un réel qui serait ourdi à notre mesure. Alogique, ce dernier demeure au contraire impossible à arraisonner par la pensée discursive ; d’où l’éloge étonnant du silence formulé par le penseur. Nietzsche, dans Humain, trop humain, écrivait à ce sujet : « On ne reste philosophe qu’en – gardant le silence ». 

Clément Rosset, lecteur de Beckett et de Gracián, souhaitait ainsi « faire briller » le réel, mais aussi répéter le silence du monde, semblable à lui-même à travers le temps et indifférent à notre présence. 

De la singularité du réel

L’ouvrage célèbre de Clément Rosset, Le Réel et son double, visait à définir la réalité comme la totalité de ce qui est. Platon, pour qui il existe une variation de degrés dans l’être, avait essayé de récuser la formule limpide du présocratique Parménide : « Ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas ». En effet, plusieurs siècles de philosophie occidentale ont cherché, en vain, une sortie de secours à un réel trop difficile à regarder en face : la justice, le bien, ou encore la technique ont été autant de subterfuges anti-tragiques construits dans le but de nous détourner de la souveraineté du pur « il y a ». Les dichotomies philosophiques abondent en ce sens : essence/apparence, phénomène/chose en soi, ou encore être/étant.

Un des stratagèmes pour nous détourner du réel est ce que Rosset nomme « le double ». Santiago Espinosa nous en donne les contours : « (il) désigne une hallucination, une illusion de pensée ou de perception à la faveur de laquelle on croit avoir perçu ou pensé quelque chose là où rien n’a été pensé ni perçu, illusion qui a pour seul objectif de mettre à l’écart la réalité immédiate ». Loin d’un refuge intellectuel, ce dernier est une croyance selon laquelle il existe un refuge : il est plus généralement l’expression d’une défaillance psychologique d’un être fébrile qui cherche à fuir le donné brut auquel il est censé faire face. 

Ainsi, le réel n’a pas de double, il est unique, il s’apparente au Tout des philosophies antiques : le joyeux penseur normand le qualifie d’ « idiot ». Si le commun des mortels assimile ce terme au crétinisme, il n’en est rien. L’étymologie grecque de ce terme renvoie à ce qui est « simple », « unique », « singulier ». Les métaphysiques, dont le but est de nous tromper, prennent leur source dans un refus affectif d’affronter ce qui est. « Sans plus », le réel ne répondra jamais à nos « pourquoi ? » infantiles : les rhétoriques humanitaristes d’un autre monde possible répètent ce geste métaphysique qui fait de ce qui est une réalité défaillante qu’on pourrait juger à l’aune d’un idéal. Or, tous les discours décrivent l’image du monde mais ils ne peuvent pas en rendre compte. Wittgenstein écrivait à ce sujet « ce qui est mystique n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est ». 

Le réel résiste donc à toute tentative d’épuisement par le langage, il est ce qui est à chaque instant présent : Rosset écrit également que « les hommes sont ce qu’ils sont ». Reconnaître cela est une propédeutique nécessaire si nous voulons vivre pleinement et agir en conséquence. 

Ce caractère tautologique du Tout se répercute dans la passion qu’éprouvent Espinosa et Rosset pour la musique : cette dernière, à l’instar de ce qui est, ne dit que ce qu’elle dit, et elle s’exprime elle-même. L’auteur écrit à ce sujet : « l’intuition de l’existence – intuition du silence – ne peut se dire qu’en reproduisant le silence même ». Fichte ajouterait à cela une phrase moins superficielle que nous pourrions croire : « C’est précisément parce que c’est comme ça que c’est comme ça ». Rosset, commentateur reconnu de Schopenhauer, conçoit l’existence humaine comme une répétition permanente du Même. A la différence d’Hegel, pour qui ce qui est n’est pas donné d’emblée mais le long déploiement de l’Esprit, l’auteur du Monde comme Volonté et comme Représentation résume l’existence humaine à un adage latin devenu célèbre « Eadem, sed aliter ». Ce dernier signifie que l’Histoire est la répétition inlassable de la même chose, mais à chaque fois d’une autre manière. 

A présent, abordons la question de la morale comme instinct anti-tragique. 

La morale, faiblesse de la cervelle ?

Tout d’abord, Espinosa nous rappelle que la critique de la morale rossetienne prend sa source dans les écrits de Nietzsche : « La morale est l’instinct négateur de la vie. Il faut détruire la morale pour libérer la vie » (Volonté de Puissance). 

En effet, Rosset critique durement les thuriféraires de la morale dont les décrets arbitraires ne sont que des moyens d’esquiver ce qu’il faut au contraire prendre en plein visage, sans détours. Leurs refus, marqués par la dénégation au sens psychanalytique du terme, ne font qu’envoyer une fin de non-recevoir au Tout qui nous impose sa nécessité contingente. Ces moralistes, atteints de psittacisme, ne font que rabâcher les platitudes morales dont on nous emplit les oreilles depuis l’enfance (« cultive tes amitiés », « ne fais pas de mal aux autres »..). Luc Ferry, apologiste inénarrable du transhumanisme, affirme sans ambages que la mort est « immorale », tandis qu’André Comte-Sponville chante les louanges de la morale chrétienne laïcisée. Ces derniers, bien qu’athées, se font ainsi les relais panurgiques d’une moraline de bonnes sœurs. 

Contre la morale, l’auteur du Monde sans remèdes propose une éthique de la force pour les hommes et les femmes d’envergure, ceux pour qui le réel n’est jamais au-dessus de leur force. En somme, il s’agit d’être laudatif quant aux effets de la vertu antique (vir : force) sur les psychés approbatrices du Tout sans chichi. Tranchant par rapport au baratin des philosophes contempteurs de ce qui est, Rosset se dit « choqué » par la morale : « La seule chose qui me choque moralement, c’est la morale elle-même, parce que j’y vois une illusion, une duperie et un mensonge éhonté, une manière vraiment bien facile de se débarrasser de la réalité au nom de principes » (Question de).

Plus que la morale, l’Homme doit accepter l’amoralisme, qui ne s’apparente pas à l’immoralisme : le réel est plus fort que tout et vouloir s’en détourner n’est que le signe d’une âme veule. Croire en la morale revient à se laisser envoûter par le chant des sirènes du confort intellectuel

Plus que la morale, l’Homme doit accepter l’amoralisme, qui ne s’apparente pas à l’immoralisme : le réel est plus fort que tout et vouloir s’en détourner n’est que le signe d’une âme veule. Croire en la morale revient à se laisser envoûter par le chant des sirènes du confort intellectuel : ainsi, Alain Badiou, philosophe marxiste, écrit : « Il y a autre chose que ce qu’il y a ». 

Contre la thèse selon laquelle le monde pourrait être substantiellement transformé, Espinosa écrit :

« Croire qu’il y a quelque chose d’autre que ce qui existe (mais quoi donc, au juste ?) ». Entendez : rien.  

En outre, ce « dire-oui » vanté par le philologue prussien va si loin que Rosset l’exemplifie par « le syllogisme du bourreau » : « Vous approuvez ce qui existe, or le bourreau existe, donc vous approuvez le bourreau » (Le démon de la tautologie). Si nous tentons de nous dérober à cet impératif vigoureux, notamment par la colère narcissique ou le ressentiment, nous céderons à la faiblesse. A l’inverse, la joie, que Rosset assimile à la grâce, tombe sur nous de manière totalement fortuite : rien ne saurait la justifier. Cela lui fait dire qu’être heureux, c’est l’être malgré tout. 

Or, ne nous méprenons pas, il n’est pas question ici de bonheur : ce dernier, si souvent loué par les révolutionnaires à commencer par Saint-Just, qualifie une notion anxiolytique censée nous épargner la confrontation avec le donné brut du monde. 

Enfin, cette attaque acerbe contre les moralistes ne peut être dissociée d’une récusation de la notion de libre-arbitre ; être dans le Tout, l’humain ne saurait être un empire dans un empire. Ainsi, il ne peut pas non plus faire l’objet d’une critique manichéenne. Si l’Empire du Bien aime tant les simplifications lénifiantes, c’est toujours dans le but de cacher le tragique dont nos contemporains ne veulent pas entendre parler.

Sévère et exigeant, l’ouvrage d’Espinosa nous confronte à la philosophie tonique de Clément Rosset. Etrangère aux systèmes philosophiques et à la moraline, cette dernière est un vibrant plaidoyer en faveur du courage face au réel gratuit et sans raison. Au moment où moult crises assaillent une humanité acquise en large partie au confort occidental, (re)découvrir les notions du philosophe normand ne peut que décupler notre puissance d’exister. 

  • Rosset philosophe du tragique, Santiago Espinosa, PUF, 2023

Crédit photo : Santiago Espinosa, l’auteur de Rosset philosophe du tragique. (© Alfonso Castellanos)