ÉCRIVAIN : Cécile Coulon. TITRE : Le Rire du grand blessé. GENRE : Conte philosophique. MOTIF : Chambouler le lecteur. FAÇON : Raconter une putain de bonne histoire.
À peine ouvre-t-on le dernier livre de Cécile Coulon qu’on se sent projeté ipso facto et manu militari dans une société imaginaire de spectacle où ont lieu des « Manifestations à Haut Risque ». (« Lectures » publiques qui galvanisent le peuple rendu dépendant) encadrées par des « Agents » (analphabètes transformés en automates) du « Service National » (« Pouvoir » dont la figure suprême est le « Grand »).
En lisant, on laisse immédiatement son propre esprit se soumettre à la logique implacable du « Programme Nox » (offrir au peuple son « Heure de Grâce »). On devient des visiteurs complices en pénétrant à l’intérieur du mécanisme tyrannique qui abrutit les consommateurs en transe auxquels les « Livres » (objets de désinstruction massive), produits par les « Maisons de Mots » (concepteurs des « Livres » calibrés et aseptisés et organisateurs des « Lectures » publiques), causent de violents sentiments en lib érant les émotions cachées dans les tréfonds de leur âme.
Manipulations
On perçoit nettement à la lecture de l’histoire ensorcelante racontée par Cécile Coulon, dans son livre Le Rire du grand blessé, une double manipulation psychologique : l’un de ses personnages le « Grand » qui manipule le peuple en lui fournissant son opium livresque et émotionnel ; l’auteure elle-même (semblant tout droit sortie du film de Wolf Rilla, Le Village des damnés, adapté d’un roman de John Wyndham, Les coucous de Midwich, avec son visage angélique, sa chevelure soyeuse, blond presque blanc et son regard hypnotisant) qui ne nous lâchera pas une seconde en nous offrant, sans que l’on puisse le refuser, un embarquement pour une course d’endurance au cœur d’un roman court, mais musclé, qui réclame une attention constante et le sens du rythme, pour synchroniser sa propre respiration avec celle de la conteuse, pour la suivre dans sa foulée souple et franche. Il m’a fallu deux tours de piste (deux lectures) afin de me libérer du contexte d’utopie négative du livre et son cortège de références littéraires qui s’imposait naturellement à mon esprit durant la lecture (Nous autres, Eugène Zamiatine ; Le meilleur des mondes, Aldous Huxley ; 1984, George Orwell ; Fahrenheit 451, Ray Bradbury ; Des fleurs pour Algernon, Daniel Keyes). Au troisième tour de piste, je m’attachais enfin à la personnalité du héros sans nom.
L’éveil de la conscience
1075, « homme Agent exceptionnel », le « grand blessé » du titre de l’ouvrage de Cécile Coulon Le Rire du grand blessé, s’affranchit de son ignorance en plusieurs étapes qui enchantent le lecteur curieux d’accompagner 1075 dans son effort d’échapper à l’emprise du non-sens de sa propre existence. Une femme au prénom et au nom évocateurs, Lucie Nox, l’aidera à faire bon usage des mots et de sa vie. On passe par l’étape de la certitude : «1075 détestait les hommes libres, parce qu’ils ne possédaient rien, et qu’ils en étaient fiers » ; celle du doute : « Ça n’a pas de sens se disait-il, tandis que la nuit tombait en gros flocons imbibés de pétrole » ; celle de la transgression : « plus il concentrait son attention sur son souffle, plus les mots infiltraient ses pensées, concert de fureur et de mauvais souvenirs » ; celle de l’oubli : « focalisé sur son alphabet, 1075 avait oublié la raison de sa présence au service des Agents » ; celle de l’obsession : « Dès qu’il s’allongeait, la plaie de sa mémoire s’ouvrait, à vif ; sa dernière lecture revenait le gifler » ; celle du renoncement : « Ses rêves de révoltes s’étiolèrent » ; celle de l’envie : « Il aurait aimé, rien qu’une seconde, ressentir ce tremblement » ; celle de la vérité : « 1075 rugit “je ne ressens rien ! Vous entendez ?” » ; celle de l’acceptation : « Jamais un compliment, une parole réconfortante ; l’homme n’en était plus un » ; celle de la transformation : « Il n’avait plus peur de rien ».
La volonté individuelle
Comment ne pas penser à l’« Homo festivus » devant le « spectacle d’humanité dégueulasse » décrit par la narratrice
En suivant attentivement, comme on vient de le faire ici de manière succincte, la progression psychologique de 1075 au sein d’une société que l’on surprend, grâce à l’écriture précise de Cécile Coulon, en pleine « régression anthropologique » pour citer Philippe Muray (comment, en effet, ne pas penser à l’« Homo festivus » du philosophe devant le « spectacle d’humanité dégueulasse » décrit avec violence par la narratrice), on assiste au miracle de la volonté individuelle. Le héros 1075 émerge noblement de la réalité effroyable qui a pris naissance dans l’imaginaire de la jeune écrivain : « l’humanité agonisait, pataugeait dans un bourbier indescriptible ». Il a fui son « tas de boue pour mener la grande vie », qui se révèlera indigne de lui, il cherchera à comprendre pourquoi, il parviendra à épeler son propre prénom et son propre nom quand il sera en mesure de transmettre son savoir. L’automate deviendra pirate mais sans se perdre : « il prit conscience que le courage consistait à ne pas céder à la violence au moment où on en éprouvait le plus le besoin ».
Le sens de la formule
On referme le dernier livre de Cécile Coulon Le Rire du grand blessé, l’esprit joyeux (il ne s’agit pourtant pas d’un « Livre Joie » mais d’un livre de littérature, ouf !) et on se sent « blindé » pour affronter l’actualité de la société de loisirs dans laquelle on vivra en utilisant désormais de nouvelles armes d’instruction massive : les formules « coup de poing » mais ciselées dont l’auteure a eut soin de parsemer son ouvrage. On s’est régalé ! On sait maintenant que la peur aboie : « Les mots d’un Livre Frisson donnaient corps à la peur, elle aboyait » ; que « Le visage défend, le cœur hurle » ; qu’un visage peut ressembler à « un vase ébréché réparé par un aveugle ».
On n’en restera pas là, on transmettra ce conte philosophique qui enseigne la force morale, l’endurance et l’exigence, notamment à nos adolescents égarés et inquiets en les avertissant que Le Rire du grand blessé de Cécile Coulon est une brèche dans un monde qui tient en laisse ses consommateurs grégaires, passifs et dépressifs. On leur offrira ce livre de littérature qui leur rappellera qu’ils sont des lecteurs qui ont le pouvoir de réfléchir et qu’ils deviendront les artisans permanents et enthousiastes de leur progression.
• Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon, Viviane Hamy, 136 p., 17 €.
Estelle Ogier