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Ingmar Bergman est considéré comme l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma. Marqué par une éducation stricte, le réalisateur de Persona (1966) s’est toujours intéressé aux mystères de l’âme et aux tréfonds psychologiques de ses personnages. Zone Critique revient sur cette figure mythique de cinéaste.

Le Silence, 1963
Le Silence, 1963

Les films d’Ingmar Bergman sont toujours bizarres. Déjà, on y parle une langue que, franchement, personne ne souhaite apprendre, même si quelques gutturales ici ou là sonnent bien. Ils donnent l’impression, ces personnages, ces hommes et ces femmes déchirés par leurs histoires de couple ou de famille, de manier des mots aiguisés au scalpel, sévères et définitifs comme des petits poignards. Et puis, il y a ces histoires elles-mêmes, où tout le monde est plus ou moins névrosé, dépressif ou (au mieux) tuberculeux. Ces gens ont manifestement eu des vies avant d’entrer dans l’histoire du film, qui les cueille dans une fraction de leur parcours et les rend de cette façon incompréhensibles, traversés de logiques inconnues et inexplicables. Cette comédienne de théâtre qui a décidé (avant le début de l’histoire) de ne plus parler ; cette pianiste qui nourrit pour sa mère à la fois terreur et pitié ; cette femme indifférente et cruelle qui regarde s’étouffer dans la pneumonie sa soeur aînée… On ne sait jamais que par petites bribes (lues à la va-vite au bas de l’écran) ce qui a pu leur arriver pour qu’on en soit là. D’ailleurs quand on les rencontre, ces personnages errants, c’est souvent au seuil d’un lieu ou d’un moment pour eux incertain, dont ils ignorent eux-même la langue et les codes. Dans Le Silence, les deux soeurs (avec le fils de l’une d’elle, qui si j’ai bien compris est un peu un portrait de l’artiste en enfant) sont en route pour retourner chez elles (on ne sait pas trop où) mais s’arrêtent à mi-chemin (on ne sait pas trop où non plus). Elles ne peuvent comprendre personne, et personne ne les comprend : pratique. Chacune pourtant a sa manière d’empiéter sur cette terre étrangère, d’en découvrir le bout de la lorgnette ; la plus jeune, en allant s’exhiber dans les rues, toute fière de sa beauté plantureuse et provocante ; la plus âgée, sur le point de mourir, en tentant une dernière fois de parler le langage d’un étranger, ce que normalement elle sait faire puisqu’elle est traductrice. La première réussit plus ou moins : elle couche avec le premier venu, est toute heureuse mais se rend quand même compte qu’elle n’a rien à lui dire. La deuxième, quasiment, échoue, puisqu’elle meurt avant d’avoir dépassé l’apprentissage de quelques mots.

Ces gens ont manifestement eu des vies avant d’entrer dans l’histoire du film, qui les cueille dans une fraction de leur parcours et les rend de cette façon incompréhensibles, traversés de logiques inconnues et inexplicables

Ces quelques mots pourtant sont capitaux : elle a le temps de les écrire et de les transmettre à son neveu ; elle accomplit ainsi une sorte d’héritage intellectuel et philosophique qui semble considérablement émouvoir le petit garçon ; on l’a vu se rapprocher petit à petit de sa tante tout au long du film, la discerner, la comprendre, tandis que sa mère, l’élément le plus naturel et le plus familier de sa vie, s’éloigne inexorablement dans une attitude frivole qui n’est que lâcheté devant la mort. La tante un peu effrayante parce que malade et en fin de vie s’avère une meilleure conseillère dans l’aventure de la vie où se lance ce petit garçon, et où finalement a abouti le créateur du film qu’on est en train de voir. Parmi ces mots transmis dans les deux langues, il y a « main », « âme » : des mots de base, des évidences, mais qui en un sens suffisent à définir l’humanité, espèce à la fois agissante et pensante. Le reste est silence : l’enfant prononce pour lui seul les autres mots, dans le bruit assourdissant du train qui l’emporte et de la musique de fin ; il cherche à comprendre pour la première fois le sens de sa vie.

D’autres fois, la langue étrangère s’assimile plutôt à une force mystérieuse, vaguement malfaisante, en tout cas incontrôlable, auquel le héros se heurte malgré lui, et de laquelle il doit triompher. De ce triomphe dépendent son bonnheur, son indépendance, l’acquisition de son statut d’homme.

En somme, si chez Bergman c’est l’homme qui est philosophe, c’est surtout par manque de discernement

Ainsi dans Tourments (1944), film écrit mais non réalisé par le jeune Bergman, alors simple scénariste de la Svensk Filmindustri, un jeune étudiant perd le moral à cause d’un professeur de latin trop exigeant. Partant d’un présupposé conventionnel (tous les professeurs sont un peu des tyrans), le film s’éloigne de plus en plus du récit d’école (type The Prime of Miss Jean Brodie, pour le coup un pur film d’internat) pour analyser les contradictions entre l’enseignement et la vraie vie. Le héros se réfugie dans un amour qui pourrait déshonorer la brillante carrière que son éducation est sur le point de fournir ; il cherche à concilier les deux plans, voit s’achever bientôt sa vie d’étude et s’ouvrir la vie de liberté. Mais le latin, sous les traits inquiétants de ce professeur, est impitoyable ; lui-même est surnommé « Caligula » par ses élèves, ce qui n’est pas bon signe. Ne pas réviser avant les examens, écrire la traduction en marge du texte pour mieux traduire en classe, hésiter entre volo (je veux) et malo (je préfère), tout ça prouve un tempérament paresseux, libertin, faible : tout le contraire des latinistes. Le professeur n’a aucun scrupule, il est odieux, il ensorcelle la fille aimé de l’étudiant, lui dit des choses affreuses (dont on ignore d’ailleurs tout : c’est vraiment un langage étranger) ; il l’enivre, la pervertit, la terrorise, et finalement la tue. C’est comme si le latin, ce vestige écrasant et indigeste du passé, de l’histoire à laquelle on n’a pas participé, frappait le présent et le mettait au défi de poursuivre sa marche. L’effort intellectuel qu’exige les différents exercices, les déclinaisons, les exceptions, harassent les pauvres étudiants ; tandis que le professeur, enfermé dans sa logique dont il est seul maître, prend de plus en plus de liberté avec les limites de la morale, jusqu’à réellement pousser la jeune fille dans la tombe. Le latin est trop fort. Pour se sortir de cette lutte, le héros devra prouver sa valeur sur d’autres plans, affirmer un « courage de la vie » qui s’oppose à un certain « courage de tête » ; sa déchéance académique, son exclusion, la lourde déception de ses parents, l’isolement, la honte le chassent hors des terres humaines, dans un lieu de solitude et de désespoir dont il s’agit de trouver l’issue. Mais heureusement on est en 1944, et à l’époque ce ne sont déjà plus les plus violents qui gagnent. Le terrible professeur habite en réalité une solitude plus profonde et plus véritable, et il se confesse dans la dernière scène, en loser pathétique et sinistre qui hurle dans le noir pour que quelqu’un l’écoute. Après cette scène, le dernier plan montre le héros au contraire illuminé par la lumière du jour, face à la ville vers laquelle il marche de nouveau, prêt à réintégrer le monde qui lui était devenu si opaque.

La Honte, 1968
La Honte, 1968

Il y a toujours, dans ces films de Bergman, en plus de ces symboliques psychanalytiques ou sociales appuyées, des échos plus ou moins clairs au contexte historique en marche. Dans Le Silence, la guerre s’avance petit à petit dans la ville étrangère qu’on n’identifie pas ; du coup cette guerre, elle non plus, n’est pas identifiée. De même dans La Honte, où le drame privé d’un couple en crise (l’éternel couple Liv Ullman-Max Van Sydow, quand celui-ci n’est pas Erland Josephson) rencontre la réalité inattendue et brutale d’une guerre civile. Soudain la petitesse des misères individuelles, qui pourtant comblaient et étouffaient toute leur vie d’autarcie sur leur île perdue de Suède, trouve sa pleine expression ; pour survivre, ces personnages doivent subitement s’affranchir de ce qu’ils étaient, se découvrir un courage et une ténacité qu’ils n’avaient jamais invoqués auparavant. Il ne s’agit d’ailleurs pas de vaincre la guerre mais, là encore, de la fuir, c’est-à-dire de faire front contre la logique tentante et envahissante de la haine ; l’un, Jan, l’homme, y parvient moins bien que l’autre, sa femme, Eva : c’est toujours comme ça. Qu’elle s’appelle Karin, Marianne ou Eva, le personnage féminin est toujours plus prompt à changer de vie, à comprendre vers quel inconnu l’entraîne son destin et de quelle façon s’y adapter. Tandis que l’homme, cette brute, lance d’abord le projet (de divorce, d’évasion, de réconciliation) puis n’assume pas les conséquences, se perd en chemin, vacille et s’effraie devant le silence éternel des espaces infinis. Témoins Scène de la vie conjugale et Saraband, ou le pathétique Johan en fait des tonnes dans la cruauté ferme et résolue, citant Kierkegaard en relevant le coin des lèvres, avant de revenir la tête basse, littéralement la queue entre les jambes (dans Saraband, cette scène du vieillard nu en pleine nuit), en proie à une panique métaphysique et solitaire. En somme, si chez Bergman c’est l’homme qui est philosophe, c’est surtout par manque de discernement.

Jean-françois Delpit