Dans ce diptyque inégal, touchant par sa sincérité, Julie (Honor Swinton Byrne), jeune oie blanche en école de cinéma, expérimente puis surmonte grâce à l’art une relation amoureuse dévastatrice, sous le regard impuissant de ses parents. S’il ne faut voir qu’un des deux films de Joanna Hogg, c’est en fait le deuxième, dont la progression fine et déterminée sauve en partie une mise en abyme simili-freudienne très appuyée.
Inscriptions mémorielles
Graver une réminiscence sur l’image comme on grave des initiales sur du bois : tel est l’objectif que se donne Joanna Hogg dans ce diptyque écorché. Il faut en effet souligner le rôle qu’y joue l’huile sur toile de Fragonard, Le Souvenir (1775-1778), qui se trouve brièvement exposée à deux reprises – la première fois dans un musée, la seconde au cours d’une série de réminiscences oniriques. Une jeune femme inscrit au couteau sur un tronc d’arbre la lettre « S ». Celle-ci renvoie peut-être à l’initiale du prénom d’un amant, mais surtout à celle du mot « Souvenir » qui donne son titre au tableau. De cette manière, Fragonard met en évidence que la valeur de la remémoration est à trouver en elle-même, plus que dans les faits ou les personnes qui lui sont liés. Cette idée, qui n’est jamais énoncée explicitement dans les deux films, les synthétise pourtant : de la relation défunte que Julie entretint avec Anthony, amant maudit et héroïnomane joué par Tom Burke, doit émerger une certaine qualité de souvenir, dépassant de loin l’objet de la cristallisation en lui-même pour mieux donner naissance à l’œuvre.La dimension métatextuelle omniprésente est assumée car ces souvenirs sont en partie réels : Joanna Hogg explore et recompose certaines de ses expériences professionnelles et amoureuses. Elle expose ses photographies, en tapisse même les fenêtres de l’appartement de Julie afin que le paysage extérieur corresponde à ce qu’elle voyait lorsqu’elle était étudiante, joue sur les formats et les supports de l’image, montre la pellicule sur laquelle travaille son héroïne et qui peut être rapprochée de cette écorce que grave la jeune femme du tableau de Fragonard. Pellicule passée ou format numérique du film présent, qu’importe, partout s’imprime implicitement cette invisible mais gigantesque lettre « S » qui ne ménage guère de surprise quant au sujet des deux films et à leur progression.
L’écorce et le scalpel
Néanmoins, à l’inverse cette fois du tableau de Fragonard qui joue sur l’intimité pastel d’un clair-obscur estival, la mise en scène de la première partie ôte au poids du souvenir toute la tendresse parfois abusive (mais très humaine) qui lui est associée. Caméra fixe, intérieurs clairs et neutres découpés en tableaux glaçants, cadrages millimétrés, miroirs omniprésents : un traitement chirurgical pour un souvenir-cicatrice. L’image de la gravure sur bois se vérifie : il s’agit bien d’un acte au scalpel, qui se fait au détriment de l’émotion, absente de cette histoire d’amour difficile, toujours déjà en train de se terminer. Les scènes au lit en sont emblématiques, réduisant la sensualité à néant pour mieux révéler un combat narcotique et froid entre deux fortes individualités.
Le premier film progresse à cet égard selon un triple voire quadruple refus : tout d’abord, il ne cède pas aux clichés cinématographiques des souvenirs du début d’un amour (dont les procédés les plus stéréotypés seraient une voix off, des jeux de lumière chauds, des effets sonores appuyés, ou encore des scènes de nature) ; en outre, il résiste à la nostalgie des eighties, grâce à des décors et costumes relativement insituables et classiques, à l’opposé de la débauche visuelle à laquelle donne habituellement lieu la représentation de cette époque. Enfin, il écarte toute chronologie psychologique qui expliquerait la détérioration de la relation, sinon par la réalité de l’addiction d’Anthony à la drogue. Cette approche fait certes songer au Voyage en Italie (1953) de Rossellini, d’autant que le flegme britannique de Tom Burke évoque irrésistiblement Georges Sanders, jusque dans ses sarcasmes et son gabarit. Toutefois, alors que l’état du couple joué par George Sanders et par Ingrid Bergman dépend étroitement du monde qui les entoure, ici, et c’est peut-être un quatrième et dernier refus qui se juxtapose aux autres, nous assistons à un théâtre en bocal, confiné à l’étouffant appartement de Julie et ses fenêtres murées par des photographies. Rien n’acte une progression, sinon les détresses addictives et les cures successives d’Anthony, qui laissent le spectateur de marbre. Ce choix résolument non romanesque de la représentation du souvenir donne le sentiment d’un piétinement certes revendiqué mais lassant, d’autant que le personnage d’Anthony semble bien souvent parfaitement inconsistant.
Surtout, deux perspectives temporelles sont fusionnées alors qu’elles gagneraient à être dissociées : la perception de cette relation par la cinéaste plus âgée et celle qu’expérimente Julie, quelques semaines ou mois après sa fin. Les deux films hésitent entre la reconstitution d’un souvenir analysé et recréé plus de trente ans après, avec le recul qui permet d’en exhumer la saveur glaçante et morbide, et le souvenir tel qu’il est usuellement vécu peu après un décès, souvenir qui se mêle au deuil même, entretenant mélancolie, mais aussi, bien souvent, embellissement du passé. De ces regrets d’une harmonie amoureuse qui a pourtant dû exister, nulle trace : d’où la difficulté à entrer en empathie avec ce deuil invisible.
Du trauma au Traum
Le dernier plan du premier film montre Julie sortir d’un hangar de studio, rejouant très (trop ?) fidèlement le geste inaugural du Poète incarné par Jean Cocteau dans les premières minutes de son onirique Testament d’Orphée (1960). Cette ouverture finale vers un nouveau début (celui de l’activité artistique) oriente vers une deuxième partie plus prenante, même si elle n’est pas exemple de quelques clichés (la guérison par l’art, la course dans une prairie pour signifier la libération mentale), qui montre la sublimation opérée par Julie, aidée par sa mère. Leur relation apporte beaucoup à l’épaisseur et à la finesse du diptyque (tout en approfondissant la mise en abyme, puisque Tilda Swinton et Honor Swinton Byrne sont mère et fille à la scène comme à la ville). La réalisation du film de fin d’études de Julie n’est pas dénuée d’autodérision, surtout lorsque la cinéaste montre les acteurs et collaborateurs de la jeune femme ouvertement sceptiques sur le film qu’ils créent, alors même qu’ils rejouent des scènes que le spectateur a vues dans la première partie.
The Souvenir est tendu vers le fantasme et la chimère
L’amalgame entre les deux perspectives temporelles se résout uniquement dans la montée en puissance finale de cette deuxième partie, qui fait la part belle au rêve, via quelques capsules isolées dont on souhaiterait qu’elles imprègnent davantage et diffusément l’ensemble de l’œuvre. La projection du film que Julie a tourné est remplacée par des séquences évoquant les comédies musicales hollywoodiennes ainsi que les envolées de Powell et Pressburger dans les Contes d’Hoffman (1951) par leur stylisation décorative puisant à la fois dans l’Antique et le Gothique. The Souvenir est en effet tendu vers le fantasme et la chimère : plus vivaces, ces derniers permettraient aux effets les plus pesants des deux longs-métrages (l’omniprésence des miroirs et l’enchâssement méta) de résonner en profondeur. Les obsessions des Chaussons rouges (1948), du même duo de réalisateurs britanniques loué explicitement par Anthony, apparaissent dans le film d’une double manière : par le thème de l’emprise, bien qu’on ne comprenne pas bien à quoi elle tient, et par l’apparition effective d’une paire de pantoufles écarlates portées par Julie dans son appartement immaculé. C’est bien peu : que ces pulsions oniriques fissurent les parois du bocal, détruisent la porcelaine et nous fassent enfin passer de l’autre côté du miroir (brisé).
- The Souvenir (Part I & II), un film de Joanna Hogg, avec Honor Swinton Byrne, Tilda Swinton, Tom Burke, en salles le 9 février 2022