En ces temps de confinements et couvre-feux, la lecture reste une porte ouverte sur le monde capable de nous entraîner dans des univers fabuleux. Ces derniers jours, nos parcours sont, en tout état de cause, restreints et répétitifs. Et pourtant… Pourtant les livres nous transportent, font s’éclater l’espace et les horizons, comme le fait si bien le vaste poème de Blaise Cendrars, « La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France », écrit en 1913. Il décrit le voyage en train qu’entreprend le poète lui-même à l’âge de seize ans, soit une dizaine d’années avant la publication du texte, en compagnie de cette présence fantasmée qu’est celle de la petite Jehanne, pour se rendre de Moscou à Kharbine. Des paysages oniriques qu’imagine ce baroudeur à bord du transsibérien, émerge une expérience de lecture tout à fait singulière ainsi qu’une poésie pure et infinie.
En partance pour une journée de travail, j’emmène avec moi le fameux texte de Blaise Cendrars, si célèbre pour la modernité poétique qui en émane. Confortablement installée dans le RER, j’entame les premiers mots de « La Prose du transsibérien », ce long poème ferroviaire de quatre cent quarante-six vers libres. Dans mon wagon qui traverse Paris, je crois percevoir à mes côtés la présence de ce jeune adolescent que fut Blaise Cendrars lorsqu’il entama son voyage à travers la Russie, tout grand aventurier qu’il était. « Le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel » fait se succéder les vers et les paysages, bercés par une fureur de vivre. Je sens le RER bondir et frissonner au gré de la lecture. Tout s’éveille. Comme si je me rendais à mon tour à Kharbine, en Mandchourie, une impression ardente de quitter brusquement la capitale envahit mes sens. Me voici à bord du transsibérien, ce chemin de fer de plus de neuf mille kilomètres achevé en 1916, en compagnie de Frédéric Louis Sauser, plus connu sous le nom de Blaise Cendrars. La « braise » et les « cendres » qui constituent son pseudonyme, symbole d’un phénix immortel, toujours renaissant, m’embrasent le cœur de voyages. Je tourne la tête en direction de la vitre pour m’assurer de n’avoir point dépassé mon arrêt, mais le bitume parisien a disparu, laissant place au Kremlin, cet « immense gâteau tartare croustillé d’or ».
« Le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel » fait se succéder les vers et les paysages, bercés par une fureur de vivre. Je sens le RER bondir et frissonner au gré de la lecture. Tout s’éveille.
C’est un vendredi matin de décembre, que le poète décide de quitter Moscou, « ville des mille et trois clochers et des sept gares », afin d’aller vendre « trente quatre coffres de joaillerie de Pforzheim ». Les images se déploient, les unes après les autres, dans un état de rêve souvent proche de l’hallucination. Qu’on songe ainsi à ce que Blaise Cendrars déclarait dans son autre poème La Légende de Novgorode, en 1907 : « je veux que la réalité m’apparaisse comme un rêve et vivre dans un monde de visions. ». Passé, présent, futur fusionnent dans ce chronotope qu’incarne ici cette locomotive lâchée à pleine vitesse. Le temple d’Ephèse, Sheffield, « les îles perdues du Pacifique », la Chine, « Alibaba et les quarante voleurs » font se fondre l’univers dans un seul et même espace. Les époques n’existent plus, se brouillent, se déversent, transportés que nous sommes des « caractères cunéiformes » ou des « os fossiles de mammouth » aux « autobus » et « aéroplanes ». L’univers entier afflue et « déborde ».
A la présence de Blaise Cendrars, s’ajoute celle de Jehanne, dont le poète est follement amoureux, qui, dans une mélodieuse litanie, demande : « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? ». Qu’elle soit réelle ou fantasmée, cette fille de joie ennoblie puis transformée en sainte au fil des vers, confère au récit une sensualité à nulle autre pareille. « Jeanne Jeannette Ninette » nous émeut et apparaît comme un rappel régulier à cette tradition courtoise que Blaise Cendrars intègre à sa poésie, tout en cherchant, dans le même temps, à la transcender. Ainsi, du fond des yeux de cette muse moderne que représente la petite prostituée, « tremble un doux Lys d’argent, la fleur du poète ». Mais laissons là Jehanne. A bride abattue le train poursuit sa quête poétique, fuyant villes, monuments et pâturages. Le « broun-roun-roun » perpétuel des roues et des vers résonne dans le RER. Je ferme les paupières quelques secondes pour mieux goûter à cette Sibérie pleine d’enchantements.« Quand on voyage on devrait fermer les yeux
Dormir j’aurais tant voulu dormir
Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
Et je reconnais tous les trains au bruit qu’ils font
Les trains d’Europe sont à quatre temps tandis que ceux d’Asie sont à cinq ou sept temps
D’autres vont en sourdine sont des berceuses »
Quatre temps, cinq temps, sept temps…une profonde sensibilité à la musique sommeille dans ce poème dédié « aux musiciens » qui reproduit le rythme infini d’un train roulant à toute vitesse. Opéré par la cadence syncopée du transsibérien, tout autour de moi retentit « le sifflement de la vapeur ». Le roulis effréné de la locomotive, sans cesse renaissant, vogue sur la poésie de Blaise Cendrars. Le texte devient musique. De toute évidence, la mobilité des métaphores et l’énergie des sonorités qui imprègnent le texte, sont à l’image des désirs fous du poète. L’ivresse du voyage, la passion pour l’aventure qui habitent l’écrivain perforent le champs des possibles et nous entraînent dans un monde à la richesse inégalable, scandé par une allure frénétique.
Le RER fait une halte à Gare du Nord, ou plutôt à Talga. Là, je vois monter les « 100 000 blessés » agonisant que mentionne Blaise Cendrars, puis, à Khilok, j’observe « un long convoi de soldats fous » prendre place dans le compartiment. « Et les membres amputés dans[ent] autour ou s’envol[ent] dans l’air rauque. ». D’entre les images poétiques, surgit en effet, de temps à autres, une réalité plus dure, l’atmosphère sinistre de la guerre russo-japonaise, symbole d’une poésie classique en train de rendre son dernier souffle.
« La folie surchauffée beugle dans la locomotive
La peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur notre route
Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunnel »
Et ces « braises ardentes » ne sont pas sans rappeler celles du phénix, car « l’écriture est un incendie qui embrase un grand remue-ménage d’idées et qui fait flamboyer des associations d’images avant de les réduire en braises crépitantes et en cendres retombantes. […] Ecrire, c’est brûler vif », déclare le poète le 21 août 1943 dans une missive adressée à Edouard Peisson… Ainsi, la poésie ancienne doit-elle mourir pour mieux renaître, par ce « long, immense et raisonnédérèglement de tous les sens » dont parlait déjà Arthur Rimbaud dans sa Lettre à Paul Demeny. A travers une lutte langagière, l’écriture se mue en un parcours initiatique permettant, à terme, d’atteindre une poésie renouvelée.
L’ivresse du voyage, la passion pour l’aventure qui habitent l’écrivain perforent le champs des possibles et nous entraînent dans un monde à la richesse inégalable, scandé par une allure frénétique.
C’est par ce même « délire immense », que Blaise Cendrars se fait peintre de la vie. « Les lianes tentaculaires sont la chevelure du soleil », s’enthousiasme-t-il. Et il ajoute : « on dirait la palette et le pinceau d’un peintre ». Car « La Prose du transsibérien », c’est aussi et surtout un dialogue intime entre poésie et peinture.
« Si j’étais peintre, je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage
Car je crois bien que nous étions tous un peu fous »
Illustré par la coloriste russe Sonia Delaunay, le poème est d’abord paru sous la forme d’un grand accordéon vertical, qui, déplié, atteignait jusqu’à deux mètres de hauteur. Deux mètres, en 150 exemplaires… soit, mis bout à bout, la taille de la Tour Eiffel. Que de modernité à une époque où une réflexion intense sur les formes esthétiques se déploie justement peu à peu dans tous les champs artistiques ! Du sein de cette polyphonie plastique, le texte de Blaise Cendrars émerge, considéré comme le premier livre simultané. Apollinaire, grand ami du poète, l’expliquera, dans un article écrit en 1914 : « La Prose du transsibérien » est « une première tentative de simultanéité écrite où des contrastes de couleurs habituaient l’œil à lire d’un seul regard l’ensemble d’un poème, comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup les notes superposées dans la partition. »Aux couleurs vives de Sonia Delaunay viennent s’ajouter les métaphores picturales de Blaise Cendrars, les deux amis composant alors une véritable expérience poétique à travers ce livre-tableau inédit. Une douzaine de typographies où s’entrelacent caractères gras, majuscules et minuscules composent ainsi le texte, tel que publié chez l’éditeur “Les Hommes Nouveaux”, en 1913. Tandis que la peinture complète le texte et inversement, les limites de la poésie éclatent au profit d’un univers chimérique sans cesse en expansion, mettant en éveil tous les sens du lecteur. Et face à cette poésie-collage, la perception du poème n’en est que plus bouleversée.
Je suis en chemin, avec Blaise Cendrars comme compagnon de route. Par la fenêtre du RER, les paysages défilent furieusement. Où suis-je ? En Russie ? A Paris ? Je ne sais, j’ai perdu la notion du temps et les frontières spatiales ont plié sous le poids des images poétiques. Pour l’heure, l’exaltation de cet hymne au monde qu’est « La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France » transporte mon cœur bien au-delà de mes repères géographiques, dans un tout autre paysage. Un paysage sublime, et transfiguré.
Aurélia Lebas
- “La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France”, Du monde entier au coeur du monde, Blaise Cendrars, Paris, Poésie/Gallimard, 2006.