Zone Critique revient aujourd’hui sur le dernier roman d’Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur, paru aux éditions Gallimard. Dans ce premier roman aux allures épistolaires, l’auteur présente une quête des origines marquée par le traumatisme familial, la découverte de sa sexualité et surtout celle de la rédemption par l’écriture.
« Bâtir un petit territoire de mots », voilà comment débute, sous les mots de Qiu Miaojiin, le premier roman d’Ocean Vuong. Du petit enfant dont la « peau jaune » trahit les origines vietnamiennes au jeune américain, il raconte enfin à sa mère ce qu’il a été, et ce qu’il est : lui. Ocean Vuong signe ici un roman bouleversant et fragile, ne tenant qu’à un fil, celui de l’identité et de l’amour mêlés.
Le bildungsroman de la vérité
Dès ses premiers mots, Ocean Vuong l’annonce, le roman sera une quête, mais une quête ardue, longue et difficile, « Je recommence » faisant écho aux « Je me souviens ». L’auteur construit un texte en forme de recherche d’une origine. Ocean Vuong, d’origine vietnamienne, mais américain, raconte alors cette guerre si marquante, et se souvient pour ceux qui ne peuvent plus (lui) raconter ; sa grand-mère, Lan, sa mère, Rose, sa tante, Mai, dont il prend tour à tour la voix ou la forme, à la recherche de lui-même.
« Souviens-toi, disais-tu chaque matin avant qu’on ne sorte dans l’air froid du Connecticut, n’attire pas l’attention sur toi. Tu es déjà vietnamien. » (page 255)
Dans cette histoire complexe, l’auteur pose ainsi très vite la question de l’identification, et de ses modèles, qu’il ne cessera ensuite de faire tomber, pour élever les siens propres, à l’image de Paul, ce grand-père américain « homme blanc » (page 267) fantasque, et surtout fantoche, puisque ce n’est pas le sien. Le père, lui, est en prison. Ocean Vuong cherche alors à comprendre qui il est dans cet univers de peaux blanches et de grands hommes dans lesquels il ne reconnaît ni ses yeux bridés, ni ses 51 kg, « beau vu sous trois angles exactement » (page 21). Il est « monstre », monstrum, écart avec la norme (page 25), d’où ce surnom si terrible et à la fois si tendre, « Little dog », parce qu’ « aimer une chose, c’est donc lui donner le nom d’une autre qui vaut si peu qu’elle aura des chances de rester intacte – et en vie » (pages 30-31).
« Little Dog » contre « Tiger Woods », projection peut-être un peu trop anecdotique (et pesante) de l’auteur, mais qui a le mérite de poser la question du moi, face à l’autre. Ocean Vuong nous raconte cette si difficile immersion dans un monde étranger, un monde où il ressent sa différence : petit, jaune… jaune comme la mayonnaise qu’achète sa mère, croyant qu’il s’agit de « beurre ». Les humiliations dues à l’incompréhension sont nombreuses, et marquent le corps et l’esprit d’un enfant qui se sent différent. Sa mère et ses collègues disent « désolé » au salon de manucure (page 114), lui dit « désolé » au monde, désolé d’exister, quand seul Trevor le lui permettra : « J’étais vu – moi qui avais rarement été vu par qui que ce soit » (page 119).
Un Bref instant de splendeur est une suite d’humiliations, qui donnent un aspect particulièrement âpre au texte d’Ocean Vuong. L’auteur nous emmène avec lui, lorsque sa mère imite le bœuf en plein supermarché, cherchant du bún bò huế, lorsqu’elle repeint au vernis le petit vélo rose, le moins cher, qu’il a eu au magasin.
« La force du soldat fait reculer la femme. Elle vacille, agite un bras, puis se rétablit, pressant la fillette contre elle.
Une mère et une petite fille. Un moi et un toi. C’est une vieille histoire. » (page 55)
Le coup de force d’Ocean Vuong est ici d’avoir su retrouver les images de l’enfant, tout en parlant avec la langue du jeune adulte.
Le coup de force d’Ocean Vuong est ici d’avoir su retrouver les images de l’enfant, tout en parlant avec la langue du jeune adulte. Cette conscience dure de la maturité agit comme les « yeux de verre noir » du chevreuil empaillé d’une aire de repos de Virginie, paradoxe du regard qui reflète tout en dévisageant. Pareil au verre dont sont faits ses yeux, le regard se brise cependant par moments, laissant entrevoir la fragilité du témoignage intime : « « Où est-ce que je suis, Little Dog ? » Tu es Rose. Tu es Lan. Tu es Trevor » (page 254).
Petite mort…
« Pédé. Je le suis ? Je le suis ? Tu l’es ? »(page 187)
La quête d’Ocean Vuong à travers ses origines passe aussi par une reconnaissance, lente et difficile, pour l’écrivain comme pour le narrateur, d’une sexualité autre. Le narrateur « n’aime pas les filles » (page 159), mais porte les robes de sa mère. Cette conscience du désir est une conscience de l’amour dans le même temps, autour d’un bipole antagoniste : Trevor et Rose. Deux personnages incongrus, pris dans leur mémoire et dans leur violence.
« Une main, un éclair, une minute de vérité. Ma bouche embrasée sous tes doigts » (page 15)
Désirs et guerres ne font qu’un dans les mots d’Ocean Vuong, comme si la violence subie (la guerre du Vietnam, la prostitution de Lan, la mère battant son fils jusqu’à le faire saigner) ne prenait que l’allure d’un geste. Trevor agit alors en alter ego du narrateur, et comme ange déchu. Jeune et américain, il est celui qui voit sa vie à travers le filtre des drogues – et des overdoses.
La confusion s’installe, jamais malsaine, mais simplement existante, entre la violence des gestes, et la violence psychologique. Les yeux fous de Trevor drogué et les marques des aiguilles sur ses bras, qui reproduisent le mouvement des Marlboro dans les mains de sa mère, sont autant de marques inversées de l’amour-admiration que lui porte le narrateur. Celui-ci se découvre lui-même fort dans la faiblesse de Trevor, celui qu’il considère, un moment, comme un sur-homme, quand tous les hommes l’ont abandonné.
Ocean Vuong commence son texte en citant Barthes, l’écrivain du Journal de deuil avant celui des Fragments du discours amoureux. Pourtant, chez Barthes, comme chez Ocean Vuong, les deux textes sont en miroir : Barthes écrit le Journal à la mort de sa mère, l’année des Fragments. Ocean Vuong, lui, écrit une lettre d’amour, et de mort, à sa mère… On peut ainsi mettre sur le même plan la mort de la grand-mère Lan, et la mort de Trevor. D’un côté, la femme-mémoire, qui a droit au cérémonial du corps, et de la mort, de l’autre, le jeune fleurtant avec celle-ci, et qui cette fois a basculé un peu trop, et un peu trop longtemps, du mauvais côté.
Face à cela, le regard du narrateur balance lui aussi entre l’enfant et l’adolescent. Cette limite entre narrateur et personnage intime n’est alors jamais claire : le double regard représente en effet celui qui assiste à la scène (le personnage, enfant), mais aussi celui qui en est toujours absent (le narrateur). Et ce dernier, loin d’être surplombant, cherche sans cesse à se replonger dans la scène vécue plus jeune, comme il le faisait enfant en désirant entendre chaque soir le récit de la cervelle du singe que mangent les hommes, « tant qu’il bouge » (page 59). Et l’image n’est pas mise ici au hasard. Tout nous ramène en fait au trophée de chasse, que l’on a violé, tué, mangé. Le narrateur s’offre à Trevor comme un animal « s’offrant pour être mangé » (page 146), comme il s’adonne ensuite au lecteur :
« Tu écoutes comme un animal
qui apprend à parler » (page 192)
… et(re)naissance
« Est-il possible de prendre plaisir à la perte, sans se perdre nécessairement soi-même ? » (pages 46-47)
L’auteur signe ici son premier roman, comme une échappatoire. Il accepte d’emblée la contradiction, signant une lettre du temps long de la mémoire qu’il nomme « instant », densité du fugitif. L’auteur ne fait pourtant aucune concession, il plonge dans le texte, son texte, avec un absolu courage, comme Trevor a plongé en lui, « se changeant en portail, en un endroit qu’il peut traverser encore et encore » (page 137).
« La mémoire est un choix » (page 95) dit l’auteur en citant sa mère, et le souci de l’exhaustivité a peut-être ici trop pris le pas sur l’expression d’un sentiment qu’il a peur de révéler, et de se révéler. On peut ainsi regretter certaines longueurs du livre, qui souffre parfois de ce délaissement de l’instant, au profit de l’épanchement libératoire mais source, aussi, d’essoufflement. La troisième partie du livre s’offre alors comme un renouvellement total de la forme. Ocean Vuong délaisse le récit pour se concentrer sur la sensation et le fait brut, dans une prose volontiers poétique, qui cherche, toujours dans le même but, à dire. Ocena Vuong oppose alors ceux qui parlent, et ceux qui ne le font pas : « Jamais entendu parler (page 135) / Comment te parler sans te parler (page 139) / Nous n’avons pas parlé (page 141) ».
L’intensité du propos, mis en relief par une traduction sobre et efficace, permet alors à l’auteur de livrer son message principal : le(s) mot(s). L’enfant d’Un bref instant de splendeur grandit avec une mère qui n’a pas de mots, car analphabète, et il s’en donne à lui-même, pour réussir, c’est-à-dire pour communiquer. Il dépasse le stade de la léthargie, et la maladie de sa mère, qui frappe plus qu’elle ne parle, ou encore de sa grand-mère, qui délire, et se soigne, par le texte : « Youpi, me dis-je en avalant mes comprimés » (page 214).
Ocean Vuong laisse sortir son texte, il le vomit parfois. Mais la lettre, au-delà de la mémoire, sert à l’écrivain d’exercice rédempteur, de catharsis pour dépasser un trauma qui est celui du moi, au-delà de celui des origines.
Un bref instant de splendeur fait l’effet d’une déchirure, violente, presque un avortement pour ce fils de femmes sans homme et sans père. Ocean Vuong laisse sortir son texte, il le vomit parfois, dégoûté par lui-même, par ce qu’il fait. Mais la lettre, au-delà de la mémoire, sert à l’écrivain d’exercice rédempteur, de catharsis pour dépasser un trauma qui est celui du moi, au-delà de celui des origines.
Les trois parties du texte suivent alors la construction de l’auteur, face à sa mère, par la médiation du papier. Ocean Vuong commence le texte en disant « Je t’écris en tant que fils » (page 21), et y conclut « Tu m’as demandé un jour ce que ça veut dire, être écrivain. Alors voilà » (page 205). L’écrivain Ocean Vuong est peut-être alors ce faiseur de mots, ce producteur d’encre noire sur des pages blanches : « Voilà mon superpouvoir, se dit-il : fabriquer du noir encore plus noir que ce qui m’entoure. Il cesse de pleurer » (page 122).
Références :
ARISTOTE, Poétique
BACHELARD Gaston, L’intuition de l’Instant, 1932
BARTHES Roland, Fragments d’un discours amoureux, 1977
BARTHES Roland, Journal de deuil : 26 octobre 1977-15 septembre 1979
RICOEUR Paul, Temps et Récit, II, 1983