Millet et le sexe. Millet et les femmes, ou plutôt « la » femme selon Millet… Encore ? diront certains. Ne nous a-t-il pas habitués – mais s’y habitue-t-on ? à ces pages, où, habillée d’une langue crue, presque labellisée, l’odeur de son antiféminisme, voire de sa misogynie légendaire nous sautait à la gorge. Alors, encore !!
Oui, mais c’est Millet, et derrière chaque livre se trouve le bouleversement littéraire qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Et ce dernier ouvrage pourrait bien être un millésime-Millet, un très haut. Un superbe.
Histoire sobre, comme toujours avec lui, avec en note de tête « sa » relation très compliquée avec l’affaire… Un écrivain, américain, séjournant en France, a une relation amoureuse, à tout le moins, sexuelle avec une – jeune – Rebecca, d’origine Danoise, « malgré des traits majoritairement asiatiques, un visage plutôt large, des cheveux très bruns mais bouclés… une taille moyenne presque courtaude, comme tant d’Asiatiques, mais sans ces jambes tortes des Japonaises… ». On croirait des pouliches d’un haras, vues par un acquéreur ? tout juste, on est donc bien dans un Millet.
Avant que d’embarquer, il est bon d’avoir au coin de la mémoire (entrée incontournable dans le monde de l’écrivain) deux ou trois romans, aussi différents dans l’œuvre que La Gloire des Pythre – le Millevaches limousin de l’auteur, côté familles et enfer des racines – ou La fiancée libanaise, le Millet du grand plateau, côté femmes. Car Une artiste est un récit qui tient tous les autres…
Ici, Millet ne dit jamais « je » ; il est « regardé », sous un autre nom, celui de l’écrivain Bugeaud, par l’Américain. Complexe et fascinant jeu de glaces, à l’usage de l’auteur vieillissant ? Quelque chose d’une Venise décadente.
Intellectuel français, trousseur de dames, Bugeaud « jouissait d’une détestation quasi unanime dans le monde littéraire français… ayant combattu au Liban, aux côtés des chrétiens… un ours, qui, quand il est las, se met à parler en arabe ou en patois limousin… ce Limousin qui est un peu à la France ce que le Montana est aux États-Unis ». Autant dire, Millet, déguisé ; mieux, plus vrai que nature.
L’écrivain américain est du Montana – ce haut lieu de la littérature américaine, dont il n’est rien dit ; réduit avec une pointe de perversité à un « bled » nommé Butte, aux allures impeccablement rendues de bout du monde des USA continentaux – N’est-il pas, du reste, venu, chez nous, pour « écrire en français » ? – « l’Europe étant le continent où la littérature continue à s’inventer, même dans son crépuscule, tandis que les États Unis sont hantés par la collectivisation et la démocratisation absolue de la littérature, dont l’absence de style, après Faulkner, est l’un des vecteurs »… Pas de doute, on est bien dans un Millet, et le parallèle entre les langues d’écriture, à la hiérarchie martelée, est là, de page en page, signant le militantisme culturel du personnage, mais aussi le rapport aux autres et, notamment aux femmes…
« Rebecca, avec qui le français aura peut-être été notre forme d’amour la plus vive… elle, qui… me paraissait à la fois extraordinairement jeune et désabusée, c’est-à-dire qu’elle en savait bien plus sur les hommes que moi sur les femmes : elle était presque indifférente à ce qui pouvait lui arriver sexuellement ayant sans doute atteint cette forme de sagesse qui consiste à ne pas surestimer l’amour physique ».
Voyage au pays de la femme, attirante et redoutée ; autopsie de cette étrange créature qu’est « la personne du sexe », comme on devait dire jadis sur le plateau. Univers à jamais éloigné, dont Millet sépare, avec quelque chose d’une ritualité magique, le corps, et ce qu’on en fait, de la pensée, toujours mystérieuse, et, qui sait ! dangereuse, sorcelante, plus qu’enchanteresse… Un de ses précédents romans, La voix d’alto, résonne du reste dans celui-ci, plus abouti dans la recherche de la science, a minima, la connaissance de l’objet-femme.
Voyage au pays de la femme, attirante et redoutée ; autopsie de cette étrange créature qu’est « la personne du sexe », comme on devait dire jadis sur le plateau.
Mais, qui n’a pas accompagné l’œuvre, dans sa partie notamment limousine – racines, enfance. Qui n’a, avec l’empathie qu’il sied, regardé cet enfant élevé par des femmes, marqué par la mère taiseuse, dont la mort – terribles pages – introduit La fiancée libanaise, ne peut que se retirer à hauts cris des pages de ce Millet, avec un chapelet de causes probables objectées avec force : crudité froide et anatomique ; omniprésence du préservatif, un personnage en soi ; surtout, apparente objetisation du « sujet-Rebecca » mis à distance dans son fonctionnement, dans ses affects, ou ce qu’il en paraît ; impressions d’une absence d’émotionnel quasi constante ; point de vue obsessionnel d’un niveau hors pair d’égotisme de l’homme… « l’homme, le mâle, étant incapable d’aimer autre chose que soi ».
Si, par contre, vous tenez en vous quelques bribes de mémoire, limousine et autres, des livres de Millet, nombreux comme les mille sources de son plateau, vous entendrez une musique, chez cet homme qui en est passionné, et qui n’écrit aucun livre sans. Un contre chant constant d’émotions à bouche fermée, dans la recherche fine de la trajectoire de ses personnages – l’écrivain, Rebecca – et dans une attention aigüe, et dans une pudeur bien curieuses pour le cynique qu’on peint ça et là : « comme tous les enfants de divorcés, nous sommes maudits… condamnés à voguer d’un partenaire à l’autre, parfois jusqu’au sordide, ou au dépravé, et terrifiés par l’engendrement ».
Faut-il encore – surtout ! – dire à quel point l’écriture est belle, dans ces phrases longues à n’en plus finir, qui définissent Millet : « Rebecca m’a montré comment me tenir à la lisière de la vie et de la mort, sans résignation ni effroi : dans le cri du grand corbeau et le brame de l’élan d’Amérique. Crier, bramer, écrire. Mourir sans mourir. Avoir toujours été mort et s’en remettre au cri de plaisir d’une femme pour se retourner dans ce lit de ténèbres. Vivre, donc ».
Superbe voyage.
De la littérature parfaitement aboutie. Un Millet…
- Une artiste du sexe, Richard Millet, Gallimard, octobre 2013, 231 pages, 17,60
- L’article original sur le site de La cause littéraire.
Martine L Petauton