Le Théâtre 13 propose en cette fin d’année de vivre l’aventure théâtrale de Je m’en vais mais l’Etat demeure, un projet fou imaginé par Hugues Duchêne. Avec la troupe du Royal Velours, qui rassemble quelques ami.es de promotion de l’Académie de la Comédie-Française, le comédien-auteur-metteur en scène se lance le défi d’écrire et monter une pièce permanente, découpée en “années” qui durent chacune une heure de représentation. En commençant à l’élection présidentielle de 2017, le projet s’étale jusqu’à aujourd’hui, mélangeant grande et petite histoire, événements politiques et épisodes intimes – la pièce est d’ailleurs toute entière adressée à son neveu, né en 2017, comme un témoignage du temps. Yannaï Plettener et Ariane Issartel sont allé.es s’immerger dans cette grande aventure.
Est-ce que ce qui nous touche, c’est la proximité historique, ou plutôt le mélange petite et grande histoire qu’on vit toustes à plusieurs niveaux ?
Ariane Issartel – Alors, parlons de cette saga théâtrale ! C’est drôle parce qu’avec le fait de s’étaler sur autant de temps, j’ai eu l’impression que le spectacle cherchait et trouvait sa forme petit à petit, en se fabriquant. Je ne sais pas ce que tu en penses mais cette pratique du théâtre documentaire me touche beaucoup, parce que c’est assez intime au fond : si on retrouve le côté adresse au public, les imitations de personnalités connues, la présentation de documents et l’aspect pédagogique/historique de ce théâtre, il reste assez personnel, et bricolé, et poétique. Un peu à l’image de ces photos “documentaires” prises par Hugues Duchêne qui sont toutes un peu floues, prises dans des foules en mouvement. C’est touchant, ce côté “journaliste amateur”, et en même temps il y a ce choc de voir la photo “en vrai” d’un moment qu’on vient de nous rejouer sur scène… est-ce que ce qui nous touche, c’est la proximité historique, ou plutôt le mélange petite et grande histoire qu’on vit toustes à plusieurs niveaux ? Ou encore le choc fiction/réalité permanent ?
C’est un théâtre documentaire très joyeux, très entraînant, qui gagne en qualité quand il s’éloigne de l’explication, pour aller dans la reconstitution et le jeu.
Yannaï Plettener – Je vois ce que tu veux dire. Cette dimension intime est assumée et annoncée dès le début du spectacle lorsque Hugues Duchêne nous dit que ce récit de la vie politique française sur plusieurs années sera nécessairement subjectif. Nous savons que nous voyons par ses yeux, et il nous le rappelle constamment. D’ailleurs, ce qui sert de déclencheur à cette ambitieuse entreprise est un événement intime : la naissance de son neveu. On est donc ancré à ce niveau là. Et en même temps, le spectacle n’oublie pas que le public a lui-même traversé une bonne partie de ces événements, qu’il y a donc un vécu collectif partagé, et en joue allègrement – dans les imitations de personnalités connues, l’ironie tragique, on fait sans cesse appel à ce vécu-là. On est alors à la fois spectateur de la pièce et spectateur de l’histoire politique, par le biais des reconstitutions et des photos, comme Hugues Duchêne lui-même s’efforce de l’être au plus près, en suivant les meetings, les grands procès, et en allant jusqu’à s’infiltrer dans des partis politiques. En jouant constamment sur double niveau, la pièce trouve, à mon sens, un ressort d’adhésion puissant et très ludique. Même si on n’évite pas au passage l’écueil des private jokes, accessibles à une partie du public seulement, notamment lorsque le spectacle parle du milieu théâtral. Mais cet aspect-là ne nuit pas au ressenti général.
C’est donc un théâtre documentaire très joyeux, et très entraînant, et qui je trouve gagne en qualité quand il s’éloigne de l’explication, pour aller dans la reconstitution et le jeu.
C’est aussi le côté fascinant de cette fiction politique très proche de nous en termes de chronologie : cela interroge aussi notre situation personnelle.
A.I. – Oui je suis d’accord, j’étais un peu perdue au départ dans la première année, probablement parce que c’est l’année qui tente d’être la plus exhaustive, celle qui définit le projet en général. C’est aussi émouvant, parce que ce sont les tous débuts de cette grande aventure théâtrale, un projet qui cherche sa forme et son langage. J’ai été plus émue et accrochée par les années suivantes, qui assument des “cadres” fictionnels un peu plus marqués : l’année “judiciaire”, par exemple, avec toutes les reconstitutions de procès. Très fascinant le procès, si théâtral… Franchement, je me suis demandé ce que je fichais pendant cette année-là, comment j’avais pu rater tant de choses ! la question du point de vue… C’est aussi le côté fascinant de cette fiction politique très proche de nous en termes de chronologie : cela interroge aussi notre situation personnelle pendant ces années-là, notre petite histoire intime avec ses bornes publiques et privées. Nous avons tous, au fond, les mêmes repères publics, les grands événements, qui s’entrecroisent avec les repères privés – qui parfois prennent toute la place…
A ton avis, quel est le but de cette traversée ? A part un portrait de l’époque, une sorte d’esprit du temps… Est-ce qu’on en ressort avec plus de recul et de compréhension, ou encore plus de confusion, d’être allé si près des détails ? L’Histoire est si proche, nous n’avons pas encore de distance. Peut-être qu’il y a quelque chose de l’instantané, comme les photos : il ne cherche pas à tout embrasser, juste à saisir la vérité du présent sur le vif…
Y.P. – Même si les photos donnent une impression d’instantané, je ne sais pas si l’ambition d’écrire une pièce par an vise à saisir un instant présent. Il y a mine de rien quelque chose de très construit dans la narration, notamment à partir de la deuxième année : en se focalisant sur une dimension de l’actualité politique, comme les grands procès pour terrorisme dans la deuxième année, il propose une interrogation assez spécifique (dans cet exemple, c’est le surgissement de la question morale dans des contextes éminemment politiques), à travers laquelle on est invité à réinterpréter les autres événements qui nous ont été racontés, qui vont l’être, et, en effet, ceux que l’on a nous-mêmes vécus. C’est aussi, pour moi, le signe d’une soif documentaire inextinguible qui anime Hugues Duchêne : on sent qu’il voudrait être partout, à chaque meeting, à chaque réunion, à chaque procès, recueillir les paroles de tous les acteurs du champ politiques, les personnalités comme les anonymes… Qu’il ait réussi à canaliser cela dans une fresque théâtrale est assez fort.
C’est une écriture progressive, année par année : on évite un propos globalisant ou une théorie censée tout expliquer.
Mais c’est vrai qu’on peut avoir le tournis : nous n’avons pas toujours le sentiment d’un fil directeur, il y a beaucoup d’informations. Cela est dû, en partie je pense, au fait que c’est une écriture progressive, année par année. Il n’y a pas de vision d’ensemble qui vient unifier le tout. Pour moi c’est à la fois une force – parce qu’on évite un propos globalisant qui proposerait une théorie censée tout expliquer – et un défaut – puisqu’on est privé de quelque chose qui pourrait lier les pièces entre elles, au-delà de la simple adresse au neveu… Le travail d’intégration des récits est laissé au spectateur. Du coup, il reste dépendant aussi de ce qu’a vécu chacun, et donc est forcément aussi subjectif. Peut-être est-ce cela qu’il faut retenir : il est difficile d’embrasser l’entièreté de la vie politique d’un pays sur plusieurs années par le prisme d’une vision individuelle – les événements ne font sens entre eux que par l’accumulation des expériences individuelles partagées ? On arrive à la limite d’un théâtre documentaire purement subjectif, et au seuil d’un théâtre plus sociologique, qu’Hugues Duchêne ne franchit pas, du moins pas dans les trois premières années. Même si journalisme et sociologie partagent l’expérience du terrain, et que ses infiltrations au RN ou dans la campagne d’Eric Zemmour ont quelque chose, au fond, d’ethnographique.
Ce qu’on perçoit bien cependant, c’est le plaisir qu’il prend à toutes ces expériences de terrain, à cette ambition d’être au plus proche des choses… Est-ce que ce plaisir est communicatif ? Peut-il donner envie, au public qui sort de la salle, de lui aussi s’improviser observateur, enquêteur, voire participant, même de manière minime, de la vie politique ? Pour le dire simplement, la pièce pousse-t-elle selon toi, non à militer, mais à devenir plus actif dans notre perception du politique ?
Cet acte théâtral semble pousser à devenir acteur, ne pas se contenter des récits qu’on nous propose.
A.I. – Oui c’était exactement mon sentiment pendant la 2e année, l’année juridique, je me disais que j’aurais dû être plus active, mieux m’informer. Et cette façon de faire du journalisme de terrain, même un peu amateur et brouillon, c’est aussi un acte d’engagement politique… A un moment, il dit : je suis un imposteur… mais qu’est ce que ça veut dire ? Un imposteur à quel niveau? Tous les citoyens pourraient ou devraient être engagés dans la vie de la cité, et voir de leurs propres yeux, se faire leur propre avis… en fait ça questionne aussi la nature de l’acte journalistique, qui propose des images des événements politiques en leur accolant tout de suite une mise en fiction, un récit, une analyse. On a un peu l’impression que pour Hugues Duchêne il s’agit de dire : ça ne me suffit pas ! Je veux voir de mes yeux. Son acte ne fait pas concurrence à la presse, il décentre le regard. C’est vrai que tout le monde aujourd’hui, armé de son téléphone portable, pourrait s’improviser journaliste… Cet acte théâtral semble pousser à devenir acteur, ne pas se contenter des récits qu’on nous propose, de la lecture officielle des événements, mais essayer de construire une pensée à l’intersection de tous les récits concurrentiels. Quelque chose d’assez démocratique, en fait ! Bon, infiltrer le RN, j’avoue que je n’aurais pas eu le courage !
- Je m’en vais mais l’Etat demeure, une saga théâtrale créée par Hugues Duchêne, Cie le Royal Velours, au Théâtre 13/ Glacière jusqu’au 26 juin. Mardis et jeudis épisodes 1-2-3, mercredis et vendredis épisodes 4-5-6, intégrale les samedis et dimanches.