Vassili Golovanov est un voyageur des abysses. Mystérieux explorateur de l’inconnu, il sillonnait dans les années 1990 certaines terres obscures, bien loin des villes grouillantes et du culte de l’image ambiant. Le livre de la Caspienne est le dernier livre publié en France, témoignant de ce parcours d’écrivain singulier.
Vassili Golovanov se présente naturellement comme un journaliste-écrivain, passionné de géographie et de voyage. Auteur de trois livres traduits du russe au français publiés chez Verdier, il a été remarqué notamment pour son premier écrit, mêlant contes, dialogues et fiction mêlée de voyage personnel : l’Eloge des Voyages Insensés. (2008), sorte de carnet de voyage dans une contrée particulièrement hostile et désertique. Il résume ainsi son rapport à l’écriture de voyage : “ Une expérience que je pressens décisive, puisqu’une fois encore, je me suis décidé à tenter la transformation alchimique de l’espace en mots.”
Un regard scientifique et ésotérique
Partagé entre un regard scientifique et ésotérique dans la découverte de ces espaces inconnus, (et souvent très isolés : île polaire de Kolgouev dans son premier écrit, volcans de boue de l’Azerbaïdjan dans le dernier), Vassili Golovanov mêle assez bien le dialogue intérieur d’un voyageur esseulé en quête du frisson de l’inconnu, et la description lente et minutieuse d’espaces naturels en friche, laissés au sort des Dieux. Il y a cette âme des premiers explorateurs dans la quête de Golovanov, scrutant les détails des pierres polies par l’érosion des ans, dessinant intérieurement les traits des visages des étrangers qu’il rencontre, il analyse, il scrute la vie vécue ailleurs, la force tellurique des autres contrées de la Caspienne, notamment.
Le livre de la Caspienne apporte une vision presque d’ordre sociologique sur cette mer au statut trouble, carrefour de tant de conflits géopolitiques, repère “où jadis s’arrêtait le monde”, la mer Caspienne est l’espace principal d’échanges des anciens membres de l’Union Soviétique, dont l’Azerbaïdjan, – pays qu’il visitera en premier dans ce premier tome. Son récit personnel se construit en filigrane, timidement ; il évoque quelques détails biographiques, mais surtout rend mémoire aux oubliés et aux exilés des pays voisins : réfugiés en quête d’asile à Moscou, obligés de quitter leurs terres et leurs coutumes, il apprend à connaître par la voix des autochtones les échanges de guerre, et même l’histoire des civilisations anciennes locales durant ses longues excursions dans les volcans de boue ; il s’émeut alors longuement de l’unification des hommes devant les pétroglyphes de Qobustan, et décrit cet état par une description des hommes arrachés à leur paradis natal : “ Il fut un temps où ils travaillaient la terre, aimaient leur maison, leur verger, leurs noyers, les fruits de leur labeur, des fruits lourds, ronds, parfumés. Ils aimaient ce qu’aiment tous les paysans et qui est si difficile à expliquer aux gens des villes : l’odeur du fumier et de la paille un peu acide, des brebis, du fioul et du suint de cheval… Ils ne voulaient partir nulle part, ils ne rêvaient pas de devenir riches, la guerre les a chassés de leur paradis.” p.84
La nécessité du dépouillement
Golovanov écrit selon un regard intérieur et malgré tout interrogateur dans ce pays à la fois très proche et très lointain de sa Russie natale, — intrigué par cet espace ni tout à fait mer, ni tout à fait lac, la mer Caspienne est décrite en effet comme “lac très salé” par les biologistes, mais aussi comme “plus grande mer fermée au monde”, — alimentée par la Volga au nord, jouxtée par, (dans le sens des aiguilles d’une montre), les steppes d’Asie et le Kazakhstan au nord-est, le Turkménistan au sud-est, l’Iran au sud, l’Azerbaïdjan au sud-ouest, et la Russie au nord-ouest ; elle est un espace d’échanges très important, mais surtout de conflits toujours existants. Encore propriété de l’Union Soviétique jusqu’aux années 1990, désormais une toute petite part de cette vaste étendue d’eau appartient à la Russie.
“Et pourtant, chaque fois que je voyage, il y a instantanément un instant où je glisse dans le vide, où je sors de moi-même, où j’ai tout à coup l’impression d’être une feuille arrachée à sa branche, le jouet du vent, des circonstances, des rencontres éphémères, où tout semble possible.”
Dans son premier écrit, Eloge des voyages insensés, il montrait avec beaucoup de zèle à quel point la plongée dans l’inconnu lui importait plus que la découverte même du pays visité. Il y a cette exploration intérieure qui supplante l’exploration de la terre Inconnue, dans chacun de ses récits, et les deux fusionnent, au milieu du récit. Golovanov n’est pas un voyageur moderne, la perche à selfie à la main, attaché à son image reflétée sur chacun des visages qu’il rencontre, il aime l’altérité, l’absence de soi, et la transformation inéluctable que lui incombe le voyage en solitaire. Il y a, lorsqu’on voyage, une nécessité du dépouillement, une intransigeance du pays étranger qui nous invite à attaquer les scories avec lesquelles nous sommes venus , il écrit ainsi “Et pourtant, chaque fois que je voyage, il y a instantanément un instant où je glisse dans le vide, où je sors de moi-même, où j’ai tout à coup l’impression d’être une feuille arrachée à sa branche, le jouet du vent, des circonstances, des rencontres éphémères, où tout semble possible. C’est seulement que je suis grisé par le temps, qui s’ouvre soudain de toutes parts, comme dans ma jeunesse, l’euphorie, une belle voiture sans freins, un voyage qui n’augure rien d’autre qu’une catastrophe. Et il n’empêche que va forcément se produire ce moment où avec une horreur mêlée d’enthousiasme on voit dans son cœur un autre possible de sa vie. Un gouffre. Instant déchirant.” p.38
Un prisme moderne et documentaire
L’écrivain nous rappelle alors les écrits faisant hommage au jeune homme vagabond de Chateaubriand, esseulé mais nourri du spectacle de la terre : “La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongerait bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis pour ainsi dire sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie.” René, (1854) Le vide que crée subitement le voyage laisse à cette faille ouverte la grâce d’être nourrie de vie, d’une forme d’énergie nouvelle, et régénératrice. C’est aussi ce que nous lisons dans les Illuminations de Rimbaud. “La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, – contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.” Mystique, 1874.
Ainsi, Golovanov nous donne à voir le voyage sous un prisme moderne et documentaire, dans un langage concis, et une construction très épurée ; il crée un état de voyage, et se nourrit de celui-ci pour motiver ses épiphanies vécues sur place. En appelant le lecteur à une forme de lecture instinctive grâce à cette faculté innée de décrire l’augural caractère de ses périgrinations, il mêle à son récit des descriptions d’un quotidien tiède ; c’est là tout l’art de son écriture claire et minutieuse : donner un aperçu du frisson du voyage, inégal, qui ne se comprend qu’en l’expérimentant nous-mêmes.
“ J’estime par-dessus tout les vérités qui viennent de l’expérience.” conférence de presse, 2010, sur “le Grand Nord”, Youtube.
- Le livre de la Caspienne, Vassili Golovanov, Verdier, 2023
Crédit photo : Vassili Golovanov (© Sophie Bassouls)