Trois ans après le magnifique Éloignez-vous de ma fenêtre, paru en 2021 et réédité l’an dernier accompagné de Gens de l’eau (2018), Vénus Khoury-Ghata poursuit une exploration toujours plus introspective de son écriture. Dans Désarroi des âmes errantes, où chaque page se présente comme une porte ouverte sur le cœur de ce qui fonde notre présence au monde, la poétesse libanaise, prix Goncourt de la poésie en 2011, nous offre des textes intimes, où les mots apparaissent plus que jamais comme le point d’appui fondamental d’une vie vouée à la poésie. 

Désarroi des âmes errantes est un livre où s’épanouissent le doute et la douleur aussi bien que la lumière et la douceur. Vénus Khoury-Ghata y condense l’ensemble des éclats qui confèrent à son écriture cette sensibilité si particulière où des fables du quotidien entrent en dialogue avec les incertitudes d’une voix riche d’images oscillant entre perplexité face à l’indicible et attention sincère accordée aux métamorphoses du dérisoire en grandiose. Elle y tutoie pour la première fois en poésie les figures de Mandelstam et de Tsvétaïeva, à qui elle a dédié chacun un roman : Le Dernier jour de Mandelstam en 2016 et Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga en 2019, les écrivaines anglophones Woolf et Plath, et même Baudelaire et Rimbaud, qui l’accompagnent, au crépuscule de son œuvre, dans le travail de ces mots qui : “martèlent sa poitrine de leurs sabots [et] racontent une histoire qui n’est pas la sienne ». « Comment écrire / quand le tonnerre fait éclater les tympans des vieux mots ? » se demande ainsi Vénus Khoury-Ghata dans ce dernier recueil qui porte en lui la fécondité d’une cohabitation de toujours avec « le bruissement du papier », qui, sans équivoque, est “seul à parler” ».  

« Tu écris le bruit de l’averse sur la mer  

le fracas de la grêle sur le toit de la réserve  

le mutisme de la neige  

le désarroi de la mésange qui ne retrouve pas son nid  

tu t’attristes de ne plus savoir pleurer »  

Les échos de la solitude

Hanté par la question de la vieillesse, Désarroi des âmes errantes rend compte avec une acuité et une lucidité saisissantes la profonde solitude qui habite celle ayant pris pour patrie le pays de l’écriture. 

« Doigt pointé sur le ciel / Tu retrouves ton étoile elle a du mal à se déplacer depuis que tu as vieilli ». 

 Les éléments qui composent l’univers poétique de Vénus Khoury-Ghata siéent au cheminement de sa propre vie, en étreignent les contours. Désarroi des âmes errantes apparaît comme un recueil teinté de la conscience d’un temps qui est passé mais non encore révolu.  Davantage apaisée que pressée par l’urgence des mots à saisir, la poétesse se confie avec sérénité sur cette délicate âpreté qui fertilise à ses sources l’acte poétique.  

« Tu as besoin d’un excédent de vie pour écrire  

n’écris plus  

peur de dévier les mots de leur sens quand ton cerveau s’obscurcit  

de sortir de leur silence les mutiques qui se suffisent à eux-mêmes » 

Ces états d’âme révèlent aussi, comme une lancinante mélodie perpétuellement recommencée, une interrogation première demeurée irrésolue. « D’où viennent les mots que tu écris ?  » se demande Vénus Khoury-Ghata, pour qui l’expérience de la solitude est synonyme d’une quête des origines de la parole. « Tu écris pour te tenir compagnie » formule-t-elle sans fard, accomplissant un examen perçant de la relation qui l’unit à l’écriture : Désarroi des âmes errantes nousfait éprouver un dénuement sans précédent de l’intimité de la poétesse en compagnie de ses mots.  

Réminiscences de l’infime et présence des fantômes  

Dans Désarroi des âmes errantes, Vénus Khoury-Ghata renoue avec les mirages des obscurcis et de leurs mystères, et poursuit son exploration de la spectrale ubiquité des êtres disparus. S’illustrant une fois de plus comme la magicienne de l’infime, parvenant à saisir dans l’imperceptible le substrat de charmes dont elle seule a le secret, elle travaille les béances de l’absence comme autant d’aspects confus d’ostensibles réincarnations. Il ne faut donc pas s’étonner de déceler un « alphabet de couleurs » dans « les bocaux de légumes sur ses étagères » : Vénus Khoury-Ghata supplante les évidences de l’habituel en curiosités rompues d’étrange et de merveilleux, et ce afin de mieux faire advenir la présence de ses fantômes.  

Dans Désarroi des âmes errantes, Vénus Khoury-Ghata renoue avec les mirages des obscurcis et de leurs mystères

Porté par des sections consacrées aux « mères » et à « ceux qui reviennent », Désarroi des âmes errantes, dans ses réminiscences de l’indistinct, entretient la conversation de la poétesse avec les déchirures de son enfance. On y croise son frère, à qui a été consacré tant de romans, ce revenant qui « s’accouplait avec ses mots à l’abri des pages », pour qui « perdre un mot lui était douleur / il le cherchait à l’intérieur des livres », et dont l’histoire a été la matière même du poème matriciel  « Orties » paru aux premiers relents de notre siècle. On y croise aussi le personnage de la mère qui,  « son fils mort », « mit le feu à ses poèmes / jeta ses livres par la fenêtre ». 

Ainsi Vénus Khoury Ghata rejoue-t-elle sans cesse cette scène fondatrice de son entrée en écriture, comme une réponse aux énigmes dont témoigne ce recueil. 

« Et si ce jour-là  

le canif du père n’avait pas rayé la table de la cuisine  

et si la mère n’avait crié plus haut que sa voix nous serions nés dans le nid de l’hirondelle aux cheveux de jais  

habitants d’un arbre résidentiel » 

La clé de voûte d’une œuvre grandiose 

Dans le contentement à entendre les résonances de sons familiers, Désarroi des âmes errantes s’inscrit pleinement dans la continuité d’une œuvre dont la constance et la force à sonder le mouvement impalpable des choses envoûtent autant qu’elles illuminent d’indécisions et d’espoirs de nouvelles manières d’appréhender et de percevoir le monde. Côtoyant les morts « serrés en fagots silencieux » comme « l’âme échappée du linge » devenue « tache d’effroi », ce recueil s’accomplit dans les « fictifs frissons qui parcourent ta peau » et qui « racontent une histoire qui n’est pas la sienne », participant pleinement à ce déplacement du vécu en faits prodigieux qui caractérise la poésie de Vénus Khoury-Ghata.  

« Tu es seule à croire que le frottement des marais fait tourner la planète  

que les vagues arrêtées deviennent mottes de terre  

champ à labourer  

sillons  

le mutisme de la mer ne convient qu’au pélican qui marche sur l’eau comme le fit un messie en d’autres temps » 

Dans cet univers aux frontières dissolues en sursauts d’émotions, la poétesse « [s’]enfonc[e] dans la planète » au plus près d’un souvenir renvoyant à la mer ceux qui ont « rampé sous la mer » et examine ces « mots impudiques qui se déshabillent devant le premier venu » aux « consonnes indécentes » et aux « voyelles nues ». C’est en ce sens que Désarroi des âmes errantes éclaircit le parcours poétique d’une écriture pensée comme une méditation ininterrompue en un immuable accomplissement. À l’affût des manifestations célestes comme de l’infra-ordinaire, le regard de Vénus Khoury-Ghata réinvestit d’un souffle constant cette intarissable générosité que traduit son regard en diffractions confidentielles bien que porteuses d’un sens de l’innommable invitant à inventer, dans un flux d’événements atemporel, d’autres manières de se ramener aux circonstances qui sont les nôtres.  

• Vénus Khoury-Ghata, Désarroi des âmes errantes, Le Mercure de France, 2024, 115 p, 15 €.