Quelques mois après le succès du Démon de la Colline aux loups, Dimitri Rouchon-Borie publie Ritournelle, un livre épuré qui se base sur l’une de ses nombreuses chroniques judiciaires. Au-delà du récit d’un fait divers sordide, il interroge la valeur et la puissance du geste littéraire, notre perception ambiguë de la littérature et de la réalité.
La matière littéraire du fait divers
Ritournelle de Dimitri Rouchon-Borie paraît quelques mois seulement après la publication du Démon de la Colline aux loups, premier roman plus que remarqué au mois de janvier dernier. Ce rapprochement s’explique facilement – non par une sorte de production inouïe d’un jeune écrivain emporté ou l’emballement inconséquent d’un éditeur, mais parce qu’il reprend la matière d’un texte documentaire, Au tribunal, paru en 2018 à La Manufacture de livre. Nul goût de la méticulosité éditoriale ou d’une factualité soporifique de mauvais aloi ne nous anime, rassurons-nous ! C’est que ces trois livres peuvent, doivent peut-être, se lire ensemble. Pas dans un continuum strictement, mais parce qu’une cohérence intellectuelle et esthétique en ressort et que l’on saisit dans leurs lectures combinées une manière d’inscrire la violence dans l’univers de la fiction qui apparaît avec une grande force.
Ainsi la matière était là : un fait divers sordide que Rouchon-Borie racontait dans son recueil de chroniques judiciaires avec la précision du journaliste habitué des cours d’assises. La trame de Ritournelle a donc la simplicité des histoires vraies, leur épure, l’incongruité d’un surgissement. Un homme subtilise l’american express de son neveu, petit délinquant presque caricatural, et part en virée avec des compagnons désœuvrés du même acabit, misérables et insignifiants… On zone au centre commercial ; on fait la tournée des bars ; on picole sec ; on rencontre une fille… Et puis ça dérape ; on lynche un homme, sous des prétextes peu clairs ; on le bat, on le torture et on l’abandonne au bord de la route… C’est d’une violence monstrueuse, gratuite, disproportionnée ! Les faits, réels, suffoquent. Et l’écrivain nous place face à eux avec l’implacable froideur de celui qui rend compte. Pourtant, ce n’est pas cette violence exposée avec une crudité extrême qui compte et l’écrivain ne se réduit pas à un témoin univoque qui nous rapporte l’indicible cruauté d’un crime lamentable.
Un geste fictionnel
Ce qui intéresse Dimitri Rouchon-Borie, c’est la manière dont l’écrivain se saisit du réel, du fait divers, de la violence, pour l’inscrire hors du champ du journalisme ou de la morale et l’ériger en geste fictionnel.
Ce qui intéresse Dimitri Rouchon-Borie, c’est la manière dont l’écrivain se saisit du réel, du fait divers, de la violence, pour l’inscrire hors du champ du journalisme ou de la morale et l’ériger en geste fictionnel. Car ce n’est pas non plus d’un récit romancé qu’il s’agit, ni d’une enquête à proprement parler, mais bien d’un geste esthétique qui s’incorpore à la matière véridique qui est racontée. Ritournelle fonctionne ainsi, au fond, comme un abîme. Le récit débute avec la découverte du corps – chapitre 0 – pour ensuite suivre les interrogatoires par la présidente du tribunal qui les juge des prévenus, puis les témoignages des protagonistes de l’affaire et des experts, prenant le rebours de l’enquête qui mène à une situation qui confine au dispositif ritualisé. L’écrivain intercale à ces descriptions nourries de son travail de journaliste une sorte de sous-texte fictionnel qui imagine et reconstitue des parts de l’événement criminel et se loge dans ce qui ne se dit pas dans les échanges judiciaires, formidablement transcrits, qui constituent la trame du récit. En faisant coexister ces deux niveaux de discours, en frottant une parole originelle qui n’est finalement qu’un manque et une reconstitution fictive qui se présente comme immédiate, l’écrivain, plus qu’il ne joue avec des codes ou des pratiques, met littéralement en scène le processus même qui fait se confondre réalité et fiction, faits et imaginations.
Et dans une époque hyper médiatique qui fictionnalise le réel et ne le distingue pas toujours – à dessein ? – de toutes les modalités plurielles de récits qui nous assaillent de toutes parts, faire jouer ces questions dans un bref récit n’est sacrément pas anodin. C’est déjà une manière de résister à la tentation du sensationnalisme qui met en scène le moindre fait divers – depuis l’altercation entre jeunes, le crime sexuel sadique, l’enlèvement d’un gamin dans une kermesse… – et lui donne un écho disproportionné avec la réalité. Si nombre de questions surgissent au fil de la lecture – la gratuité de la violence incompréhensible, les dégâts d’une société d’hyperconsommation, l’incurie des protections sociales, la drogue, l’alcoolisme, la violence des rapports entre hommes et femmes… – , plus avant, Rouchon-Borie interroge la manière dont on recycle le réel en pseudo fiction dans une confusion dangereuse, tout en en annihilant le surgissement exceptionnel et exemplaire. C’est de ce magma qu’il essaie de se débrouiller en produisant un récit à la forme très efficace qui met en lumière le paradoxe d’une omniprésence du fait divers qui repose sur sa fictionalisation, qui en gomme l’effet en somme, tout en révélant que cette violence exprimée, exhibée, est devenue littéralement insupportable.
Littérature métaphysique
Dimitri Rouchon-Borie se plonge dans les méandres d’une conscience qui cherche sa forme, sa place, pour mieux en figurer le cheminement vers une lumière pâle
C’est ainsi qu’ont réagi nombre de lecteurs au Démon de la Colline au loup, bouleversés, tiraillés, par la violence du destin d’un enfant martyr incarcéré et ses terrifiantes confessions. C’est assez étrange car le livre, s’il condense sur un individu des situations, ne relève pas d’une violence qui ne soit, malheureusement, assez banale à qui fréquente les tribunaux. C’est sans doute plutôt, la manière dont le langage, déstructuré, violenté, étrangéifié, bouleverse le récit qui accentue et semble rendre insupportable une violence que l’on s’emploie à refouler le plus possible. Là aussi, Dimitri Rouchon-Borie, pense un geste esthétique plutôt qu’un sujet, met en scène une rédemption intérieure qui fait fi d’une lecture morale et simpliste. C’est que son roman est tout autant le récit d’un crime que la manière de méditation métaphysique qui absorbe son personnage central. C’est que l’on est bien plus du côté de Dostoïevski que de Philippe Jaenada, que le fait divers, la violence abrupte y ouvrant à une pensée et une conscience qui s’illuminent. Ainsi, dans l’enfer de la culpabilité et de la néantisation de soi, on lit un « livre sur le Purgatoire » ou les Confessions de Saint-Augustin pour s’ouvrir une voie dans le dédale de l’horreur. Dimitri Rouchon-Borie n’a pas écrit un livre sur la perte ou la souffrance, il n’exhibe pas la douleur – ce n’est pas pour lui le lieu de la littérature –, mais au contraire se plonge dans les méandres d’une conscience qui cherche sa forme, sa place, pour mieux en figurer le cheminement vers une lumière pâle.
La lecture de ce livre n’a ainsi rien d’univoque. Et si l’on met Ritournelle, texte plus modeste, en relation avec une entreprise littéraire qui s’intéresse à sa forme même plutôt qu’à l’évidence d’un sujet à la mode, si on le lit comme un ensemble, un tissu textuel, on y trouve un discours beaucoup plus élaboré qu’il n’y paraît. On y perçoit une valeur réflexive, attentive, méditative. Ce n’est pas une littérature de l’instant qui se résume à une thématique bien traitée, mais bien à l’émergence d’une pensée portée par une langue travaillée, ouvragée, dans l’excès ou la simplicité, sur la valeur même de l’écriture, des voix que l’on fait surgir du monde. Qu’un écrivain instaure cette distance – critique, intellectuelle, énonciative… – entre soi et le monde, fasse lumière sur des contradictions qui font osciller entre dégoût et fascination, se saisisse d’un trait de l’époque, par le biais d’un geste littéraire puissant et assumé, n’est pas rien, pas rien du tout !
- Dimitri Rouchon-Borie, Ritournelle. Le Tripode, 160 p., 14,90 €
Hugo Pradelle