Marine Peyrard signe avec Viande à viol un texte vibrant de force, faisant de sa poésie en vers libres un champ de bataille contre le silence et la culpabilité. Nouvelle édition augmentée de son premier recueil, ce livre s’articule autour d’une fragmentation stylistique qui reflète les déchirures de l’âme et du corps. Alternant récits intimes, dialogues elliptiques, et envolées poétiques, Peyrard nous plonge dans une expérience viscérale de l’indicible. Viande à viol est alors une œuvre nécessaire, témoignage et pamphlet, qui interroge nos responsabilités individuelles et collectives face aux violences sexuelles, subies et tues.

L’écriture suit le fil d’une reconstruction après un viol, entre mémoire éclatée, sidération et tentative de réappropriation de soi. Structuré sous forme de fragments datés, le texte épouse la détresse intérieure du traumatisme tout en inscrivant l’expérience dans une temporalité et une expérience individuelles. De fait, le quotidien se délite, les repères vacillent tout comme les jours perdent leur chronologie. Le corps quant à lui, omniprésent, porte en lui les marques et les cicatrices de cette effraction traumatique, l’expérience du viol se déployant dans une dissociation psychique et physique où la sidération et la paralysie dominent. « Je ne comprenais pas ce que tu faisais… pourquoi tu continuais », une phrase qui traduit cette rupture brutale avec le réel, l’esprit se protégeant en se déconnectant de la réalité immédiate. 

Le rejet de soi s’exprime par des métaphores du dégoût corporel : « Faire fondre ma chair, mes hanches, mon ventre, mes seins ». Cette volonté d’effacement illustre une aliénation profonde et le corps, en tant que lieu du crime, devient insupportable à habiter. Pourtant, cette aliénation n’est pas irréversible. Plus tard, la narratrice affirme : « Je me fabrique un corps que tu ne verras pas ». Cette phrase incarne une tentative de réappropriation, un effort pour transformer un espace violé en un lieu de résistance.

La survivance, est ici marquée par une oscillation constante entre un deuil de soi et une tentative de réconciliation.

Ce combat intime s’inscrit également dans un refus des représentations stéréotypées de la victime. La narratrice déconstruit les attentes sociales : « Une bonne victime est, idéalement, morte, au minimum couverte de bleus. » En dénonçant cette exigence, le texte interroge les biais collectifs qui conditionnent l’écoute des récits de violence sexuelle.

La temporalité fracturée : mémoire et dissociation

Le recueil épouse une temporalité éclatée, reflet du chaos intérieur de la narratrice. Les souvenirs du 8 septembre, point de bascule, surgissent par fragments : « La nuit s’est embrouillée, mes souvenirs sont des flashs hachés de noir ». Cette écriture morcelée imite le fonctionnement de la mémoire traumatique : les événements ne s’organisent pas en une narration cohérente mais restent figés dans des instants isolés. Cette rupture temporelle s’étend à l’ensemble du texte. L’alternance entre passé, présent et futur témoigne d’une difficulté à se projeter au-delà de l’événement : « Je cherche toujours comment te survivre ». La survivance, thème récurrent, est ici marquée par une oscillation constante entre un deuil de soi et une tentative de réconciliation. L’écriture devient alors un moyen de réordonner le chaos. Par exemple, la lettre adressée à l’agresseur, véritable pivot du recueil, incarne cet effort. En énonçant : « Je te rends ta culpabilité qui n’aurait jamais dû m’appartenir », la narratrice reprend le contrôle narratif, redistribue les responsabilités et amorce une séparation psychique entre elle-même et son bourreau.

Le silence imposé et le poids de la parole

Le silence, omniprésent, est une arme à double tranchant. La narratrice en subit d’abord l’injonction, à la fois par son agresseur et par une société peu disposée à entendre. Elle écrit : « Les coupables se taisent pour ne pas payer, et les victimes payent le silence des coupables. » Ce constat nous confronte à une structure systémique : le silence est instrumentalisé pour effacer la ...