L’hiver s’éternise sur Paris. Le gris du temps est traversé par des silhouettes sans cou ni mains bien emmitouflées dans des manteau chauds. Aussi, braves sont ceux qui affrontent la rudesse des éléments pour franchir les portes d’un musée. Le musée Guimet propose une alternative jusqu’au 12 janvier 2023, soignant par-là nos corps et notre esprit : celle de visiter une de ses expositions en restant enfouis sous la couette.
À mi-chemin entre le jeu vidéo et la balade culturelle dominicale, le musée des arts asiatiques développe pour la première fois une exposition virtuelle : il présente à travers nos écrans près de cinquante pièces de porcelaines chinoises du IXe au XVIIIe siècle, reliquats des trésors qu’Ernest Grandidier, grand explorateur et collectionneur offrit au musée du Louvre en 1894. Emblème des arts asiatiques, le musée montre sous toutes les coutures ces pièces façonnées par des mains de maîtres dont la suprématie subjugua longtemps l’Orient et l’Occident. Alors, flânons à notre rythme à travers les dynasties, les régions chinoises et les charmes de ces ouvrages d’exception.
L’art virtuel : ses avantages et ses limites
Le musée Guimet, avec cette exposition virtuelle, nous offre sans limite un privilège que nous convoitons tous depuis toujours : nous pouvons enfin toucher les œuvres (avec le bout de la souris, soit, c’est tout comme ou presque). Mieux, nous pouvons voir le dessus comme le dessous de chacun de ces objets d’art si fragiles, nous en approcher tant et tant d’ailleurs, qu’on en sentirait presque l’odeur de la terre, ou du four qui l’a vu naître. De ces ouvrages délicats nous pouvons contempler le velouté de la matière, la faiblesse d’un galbe, la finesse d’un trait doré. La modélisation en 3D ne gomme rien, au contraire, elle veut tout montrer. Il est en outre, plutôt agréable de se déplacer de point en point – par pas de géants ou sauts de puces – en prenant un temps propre à soi, sans contrainte, sans être bousculés par aucun coude, sans que notre attention enfin, ne soit altérée par personne. C’est en somme, une visite guidée rien que pour soi.
La réalité virtuelle ainsi mise au service de l’art et de la culture permet d’ouvrir allègrement les horizons : les Parisiens ne jouissent plus exclusivement de la beauté de ces trésors. Elle permet à tous d’y accéder, partout et tout le temps, quand bien même il faudrait encore, pour des raisons sanitaires, fermer les pôles culturels.
La réalité virtuelle ainsi mise au service de l’art et de la culture permet d’ouvrir allègrement les horizons
Le musée des arts asiatiques – qui se met doucement donc, à l’heure du metavers – fait voir comme pour de vrai l’art, à travers les pixels de nos écrans et de la puissance fluctuante du tout jeune dieu Internet. Et si la luminosité de la pièce où sont exposées les œuvres se transforme selon la météo et le temps, l’illusion est loin d’être parfaite. Si nous ne craignons pas de heurter des murs en nous promenant virtuellement, il faut tout de même s’armer d’une bonne dose de patience pour accéder aux porcelaines, car c’est une exposition soumise aux affres de l’informatique : quelques lag, quelques refus d’ouvrir la page ne doivent pas saper notre désir de découvrir le monde de l’art et de l’artisanat chinois. De plus, chaque œuvre est accompagnée d’une description particulièrement riche et précise lue par la voix de cette dame robotique qui nous indique généralement la bonne route quand nous sommes perdus en voiture, que d’autres ont appelé ailleurs Siri. Ce ton monotone étiole hélas un peu l’éclat du savoir qui nous est transmis.
Le partage des savoirs
Parce que le musée ne se contente pas seulement d’offrir à notre vue la beauté des pièces, il nous propose une véritable initiation à la porcelaine : il nous rend plus sensibles au raffinement de ces ouvrages, et cela notamment parce que sa virtualité abolit le temps de visite. La porcelaine chinoise n’est pas seulement le résultat d’une technique, elle est un art et pas uniquement un artisanat. Les formes, les couleurs, ou encore les dessins qui vivent sur la panse d’une jarre sont des symboles qui communiquent entre eux et qui subliment le travail du potier. Ce ne sont pas juste d’élégants objets, mais tout un tas de métaphores qui à travers eux se font échos.
Le sens de chacune des porcelaines n’est donc pas à la portée du tout-venant. Les petits exposés audio propres à chacune d’elles font un éclairage nécessaire pour que nous parvenions à mieux saisir leur sagesse, leur délicatesse, et leur luxe. On apprend ainsi qu’un vase à une bouche qui est parfois joliment dorée, qu’il existe différents dragons chacun représentant un élément, un concept bien précis, et que la différence parfois ne tient qu’à une griffe (le dragon à cinq griffes symbolise ainsi la dignité impériale). On comprend aussi que la forme de l’ouvrage indique quel était son usage. Les anecdotes vont bon train, et c’est cela sans doute que nous retiendrons le mieux. Ainsi, le rouge-jaune des carpes dessinées qui donne son nom à un superbe duo de vases présente tant la teinte de ces poissons que leur dimension spirituelle. Dès lors, le titre associé aux œuvres en porcelaine était double, c’était une devinette à décoder, un plaisir partagé par le créateur et l’acheteur.
L’histoire des alchimistes
Ventrus ou élancés, les objets exposés permettent d’aborder le cheminement de la porcelaine en Chine et plus largement dans le monde. L’histoire de son essor est parallèle à celle de ces artisans alchimistes qui ont façonné les prodiges. La visite guidée présente la découverte du kaolin (la matière à l’origine de la porcelaine), l’élaboration de nouvelles techniques disséminées dans différentes régions de Chine, permettant notamment d’ajouter de la couleur, jusqu’au couronnement progressif de cette matière qui supplanta presque l’or et l’argent. Ces génies successifs combinèrent les difficultés et les exploits pour modeler des œuvres belles et utiles, objets de curiosité et de désir. Depuis le VIe siècle, pour façonner de si beaux ouvrages, ces mains rugueuses rassemblent ainsi dans leurs paumes, la matière, la chaleur et le regard. C’est ce dernier qui décida d’utiliser le kaolin pour modeler la blancheur. Un temps, les fours de Yue, et de Xing rivalisèrent d’habileté, réussissant à figer dans la terre cette blancheur et la transparence du verre. Ailleurs, des artisans manipulèrent le cobalt pour recouvrir leurs œuvres d’un bleu puissant, le mettant à l’épreuve de la fournaise. Un des vases est présenté dans cette exposition, quatre seulement sont comparables dans le monde.
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De fait, la réalité virtuelle envahit petit à petit tous les domaines et a déjà un peu transposé les hommes, et leurs créations dans une nouvelle dimension. Certains voient ici le futur de l’art. L’art contemporain a rapidement sauté le pas avec Kaws qui dévoile ses œuvres dans Fortnite, ou Jeff Koons qui les cache dans Snap Chat. Les musées parisiens eux aussi, s’y essaient, même s’ils sont plus timorés : le Louvres s’amuse à inviter ses visiteurs dans le tableau de La Joconde, et le musée Guimet présente la splendeur des porcelaines dans cette exposition virtuelle. S’il est bon de considérer les quelques avantages qu’offre cet outil tout neuf, il est d’autant plus évident qu’il ne remplace en rien la visite d’un musée. Il est mieux sans doute de sentir sans filtre, ni connexion, mais avec les chuchotements incontrôlables des uns et les coups de coudes des autres, pendant le temps propre à la déambulation, l’atmosphère dans laquelle baignent les œuvres.