Pour structurer leurs concerts, les Miasmes avaient mis au point une méthode qui semblait conçue pour se moquer de leur propre métier : à chaque morceau interprété, la performance du groupe devenait progressivement plus erratique et fracassante, accompagnant l’ivresse croissante des musiciens. Le principe est simple : au terme de chaque chanson, chaque membre avale un shot de vodka, puis s’élance dans l’exécution du morceau suivant. Ainsi le concert avançait, entre riffs de plus en plus vacillants et cris exaltés, jusqu’à ce que l’ivresse collective finisse par faire partie intégrante de la partition. C’était une manière singulière d’équilibrer les élans créatifs avec un alcoolisme déjà bien avancé.

J’assistai à l’un de leurs concerts dans un état d’ébriété équivalent au leur, seule au milieu d’un vaste hangar décrépit, autrefois une usine textile des années quarante, abandonnée après que ses propriétaires se furent donné la mort, dépourvus de postérité. Le lieu fut alors promptement occupé par des mendiants, des toxicomanes, des trafiquants d’armes, des prostituées et toute une faune interlope. Et, deux fois par mois, il se métamorphose en salle de fête clandestine, où se produisent des groupes de punk, de métal, d’industriel et d’autres genres abrasifs, devant un public plus décadent encore qu’eux.
Je découvris ce lieu délabré par un hasard trop précis pour être fortuit. Je visitais Paris pour la première fois lorsque je tombai sur cette usine désaffectée, aux abords de l’hôtel où je logeais. Deux délinquants qui taguaient le mur d’entrée remarquèrent ma curiosité et me tendirent un flyer insolite : silhouettes féminines nues et joints anthropomorphes, couleurs criardes mêlant vert citron, jaune éclatant et mauve hystérique, dans une composition oscillant entre le vaporwave et l’op art, où le grotesque prenait les allures d’un manifeste. En lettres majuscules, d’une calligraphie gongorique à peine lisible, s’imposait la mention : VOUS ÊTES INVITÉ – sonnant davantage comme une menace qu’une promesse.
Je mène à São Paulo une existence sans éclat, rythmée par mon emploi dans une clinique de chirurgie esthétique et par le compte à rebours des vacances. Chaque année, fuyant mon appartement exigu et surchauffé, où je me retrouve livrée à mon hypocondrie et à ma névrose, je dilapide mes économies dans un voyage voué moins au tourisme qu’à l’ivresse provisoire de l’anonymat, à la volupté incertaine du déracinement, au vague frisson de l’exil.

J’aime me retrouver dans un lieu où nul ne me connaît : cette invisibilité m’octroie une liberté que je serais incapable d’exercer chez moi. Paris, cette fois, ne fit pas exception : évitant la tour Eiffel, Notre Dame et le Louvre, fuyant les rues étroites bondées de touristes vulgaires et de bourgeois arrogants, je découvris une maison d’artistes surréalistes souterraine à République, un asile de fous dans le 20ᵉ arrondissement, un marché sexuel foisonnant à Pigalle, une ruelle insolite dans le 13ᵉ où j’achetai du haschisch et du LSD, et cet hangar abandonné de Montreuil, où je finis par assister au concert des Miasmes.

J’arrivai au hangar pendant la prestation du second groupe de la soirée, Les Troubadours Muets, et ne tardai pas à être passablement droguée. J’achetai deux pilules d’ecstasy à un Latino antipathique rencontré dans la file des toilettes, et je ne passai pas une seule seconde sans un verre à la main. Il ne me vint pas à l’esprit, pas même un instant, que j’allais être accablée d’un mal de tête atroce ; je buvais comme si le lendemain n’existait pas. Si la gueule de bois précédait l’ivresse, peut-être éviterions-nous l’excès, mais le plaisir est un animal retors : pour mieux nous tromper, il court toujours devant nous et dissimule la conclusion inévitable de son entreprise.
Le son des Troubadours me plaisait beaucoup, tout comme celui des Miasmes peu après. L’esthétique abrasive et erratique des morceaux semblait se fondre dans l’atmosphère hallucinatoire du lieu, comme si l’architecture elle-même conspirait à nous jeter en transe. Au milieu de toute cette débauche, de ce vacarme et de cette décadence, pourtant, quelque chose retint mon attention : au fond de la salle, au loin, s’ouvrait une petite porte métallique, traversée de temps à autre par quelques silhouettes anonymes. Elle semblait mener à un escalier souterrain, étroit et secret. Au-dessus de cette porte, quelqu’un avait tagué, à la peinture rouge, un symbole énigmatique : un cercle relié à un triangle par une ligne, elle-même barrée de plusieurs petits traits transversaux. Cela me parut tenir de la secte, de la société secrète ou de quelque conspiration obscure – ou peut-être, plus vraisemblablement, n’était-ce qu’un caprice graphique sans importance.

À la fin du concert des Miasmes, j’engageai la conversation avec le batteur du groupe, un jeune skinhead si pâle que la chemise blanche qu’il portait semblait suggérer un torse nu. Son visage était couvert de tatouages, d’où pendaient une multitude d’ornements métalliques : piercings, bagues, colliers, boucles d’oreilles. Malgré son air provocateur, sa physionomie ne semblait pas correspondre à son tempérament : le garçon se révéla d’une surprenante affabilité, presque prévenant.
Je ne suis pas quelqu’un de très bavard, mais comme il parlait pour deux, la conversation était plutôt équilibrée. Rien de ce que nous dîmes ne mérite d’être consigné ; nous digressâmes surtout sur le cinéma et la musique. Ce qui me resta fut seulement cette phrase insolite qu’il choisit pour me séduire : il déclara que « goûter véritablement la beauté d’une femme est un plaisir réservé aux érudits ».
Peu de temps après, nous nous embrassions. Il n’était pas particulièrement beau, mais j’aimais le timbre de sa voix, et l’impénétrabilité vacillante de ses yeux verts, comme s’ils recelaient à la fois une promesse et une menace. Après cet instant fugitif d’intimité, nous humâmes un peu de cocaïne et nous mîmes à danser. C’est alors que, à ma surprise, j’aperçus sur sa nuque le même symbole que j’avais remarqué tagué sur la petite porte métallique : le cercle relié au triangle, traversé de hachures.
Je l’interrogeai sur la provenance de ce tatouage. Il sourit, puis, me fixant droit dans les yeux, me demanda si je savais garder un secret. Je répondis en français : « Ce qui est confié à mon silence, je le scelle religieusement. »
Il prit ma main et me guida à travers le hangar abandonné. Je le suivais avec un mélange d’appréhension et de curiosité, et...