Xinyi Cheng (Wuhan, 1989) explore des thèmes comme le désir, l’intimité et l’amitié. Devant ses tableaux, on a l’impression de devenir un voyeur qui observe les personnages dans leur intimité sans jamais être vu. Sa première grande exposition personnelle en France, Seen Through Others, aura lieu à Lafayette Anticipations de Paris jusqu’au 28 mai.
« Pour moi, le but de l’art est de refléter son temps », déclare Xinyi Cheng lors d’un entretien. En effet, l’artiste chinoise se sert de la peinture pour essayer de trouver de nouvelles façons de représenter le quotidien. Dans l’exposition qui a lieu à Lafayette Anticipations, on y retrouve une trentaine d’œuvres (de 2016 à 2021) évoquant de vastes sujets comme l’amour, la solitude ou notre rapport à la nature.
La fonction des couleurs et du fragment
Ce n’est pas par hasard qu’elle cite Chungking Express comme l’un de ses films préférés. Xinyi Cheng dépeint des scènes saturées qui auraient pu sortir d’un film de Wong-Kar Wai. Ainsi, elle accorde une attention particulière à sa palette de couleurs, convoquant des contrastes très vibrants. Comme dans tous les films du cinéaste hongkongais, on est capable de lire à travers les métaphores visuelles sans compter sur les mots. Dans la plupart des peintures de Xinyi Cheng, on découvre des personnes sur un fond coloré qui exclut les environnements réels. Ce n’est pas anodin, car son utilisation de la couleur est fortement influencée par des théories de la couleur telles que celle de Josef Albers. Pour Xinyi Cheng, comme pour l’artiste américain, les couleurs doivent répondre à certaines émotions. Une couleur comme le bleu, par exemple, peut nous faire ressentir à la fois la nuit, une température froide et la mélancolie. Xinyi Cheng semble avoir en tête l’idée de Josef Albers selon laquelle la couleur est trompeuse dans son apparence et dans la réaction qu’elle inspire au spectateur. Comme l’artiste américain, Cheng saisit la couleur comme un élément malléable à travailler, mais aussi comme un attribut ambigu.
Elle utilisera la couleur comme moyen de donner différentes intensités à la surface de la toile. De cette façon, elle fera en sorte que la lumière semble provenir des corps ou des accessoires, guidant complètement notre regard. En outre, elle choisit de jouer avec un chromatisme très éloigné de celui qu’on retrouve dans la vie réelle, comme des peaux violettes ou vertes, ou une seule couleur de fond. On découvre, dans ce sens, une résonance des modernes comme Picasso, Toulouse-Lautrec, Degas ou Caillebotte. Les artistes, en cherchant à traduire la fugacité des sensations, se détachent de la réalité, afin d’exprimer leur propre vision subjective des scènes peintes. C’est par cette distanciation de la réalité au moyen de la couleur que Xinyi Cheng parvient à nous offrir une vision très originale du quotidien.
Outre la couleur et la lumière, l’artiste accorde une attention particulière au cadrage. Le cadrage donne l’impression de se concentrer sur quelques détails très précis. Les corps ne sont jamais montrés entièrement et les pieds ou les mains sont coupés. L’artiste utilise le fragment et le cadrage pour créer des situations très subjectives. L’effacement de certains détails peut servir de métonymie de ce qui pourrait être, nous laissant la liberté d’imaginer le contexte, les postures et les identités des personnages. Le fragment dans le travail de Xinyi Cheng est, avec la couleur, une façon de capturer la fugacité du moment présent.
L’amitié : un espace de liberté
Pour Xinyi Cheng, l’amitié semble un espace à l’abri du monde : elle dépeint des personnes dans des attitudes de soin, de vulnérabilité et de tendresse. Pour la plupart des tableaux, elle s’inspire de ses rencontres, et plus précisément, des photos qu’elle prend de ses amis. Selon elle, l’amitié constitue tout d’abord un espace où l’on peut être soi. Cette idée se rapproche du concept d’amitié d’Aristote, selon lequel l’amitié était l’occasion d’exercer sa vertu, de se connaître soi-même. Aussi, les amitiés seraient le soutien pour faire face aux difficultés.
Elle semble reprendre des éléments de l’esthétique mumblecore, courant cin ématographique du cinéma américain indépendant qui est caractérisé par une logique du DIY (Do ItYourself). Les protagonistes sont des acteurs amateurs qui jouent de jeunes adultes devant faire face aux difficultés liées au travail, aux relations amoureuses, à leurs amitiés, autrement dit devant définir leur place dans le monde. Les personnages de Xinyi Cheng semblent être retirés du monde, grâce aux fonds colorés sur lesquels l’artiste met toujours l’accent. Ils paraissent être dans un état de flottement entrant dans un état contemplatif et méditatif.
Chez le coiffeur, allongés sur un canapé, s’embrassant, absents, pensifs : Xinyi Cheng nous présente une série illustrant différentes situations intimistes et nocturnes. Elle s’éloigne des représentations de genre stéréotypés de l’histoire de l’art. À travers la représentation des corps, Xinyi Cheng réussit à révéler de relations fluides motivées par de désirs diffus. Ces relations sont difficilement identifiables. Elle refuse les descriptions faciles d’orientations sexuelles, de types de relations ou de genres. Néanmoins, elle essaie de montrer la complexité des rapports émotionnels qui envahit la vie contemporaine. Michel Foucault, pour lequel l’amitié est devenue un thème de réflexion très important, décrivait celle-là comme un forme de relation subversive, qui tissait une diversité de liens refusant les catégories traditionnelles. Ces idées semblent résonner dans le travail de Xinyi Cheng, qui parvient à faire une critique des hiérarchies sociétales traditionnelles et remet en cause les relations humaines contemporaines.
Elle essaie de montrer la complexité des rapports émotionnels qui envahit notre vie. Elle parvient à faire une critique des hiérarchies sociétales traditionnelles et remet en cause les relations humaines contemporaines.
Les œuvres de Xinyi Cheng suscitent des échos d’autres artistes de l’histoire de l’art occidentale. C’est le cas, par exemple, de la photographe Nan Goldin. Dans sa série The Ballad of Sexual Dependency, l’artiste américaine démontre, comme on a dit à propos de Cheng, un choix très réfléchi des couleurs des intérieurs. Elle présente un univers de moments intimes et de relations amicales fluides. Les travaux de l’artiste Peter Hujar pourraient faire écho aussi dans l’œuvre de Xinyi Cheng. Les portraits du photographe américain mettent en scène des masculinités marginales et leurs émotions. Les personnages de Hujar, de même que ceux de l’artiste chinoise, sont méconnus.
La place des objets et de la nature
L’œuvre de Xinyi Cheng n’est pas seulement constituée de portraits : les paysages, les animaux et les objets occupent une place très importante dans son travail. Elle explore notre relation envers le monde en donnant aux objets un statut aussi important que les êtres qu’ils accompagnent.
L’un des objets qu’on retrouve le plus dans cette exposition est la cigarette. En effet, la cigarette peut être le signe d’un moment de repos solitaire et de réflexion, mais aussi une manière de connecter ou lier les gens. C’est par l’utilisation des éléments comme la cigarette ou sa fumée qu’elle parvient à dépeindre des moments tendres, concentrés et fugaces.
L’eau occupe également une place très importante dans son travail. Dans l’une de ses œuvres, Swimmers (2021), elle représente deux chiens en train de nager. Les chiens semblent ne pas avoir peur de se perdre, se laissant flotter dans l’eau. Cela rappelle l’attitude des amis de l’artiste face au réel et ses problèmes. Sa façon de représenter les animaux et l’eau peut être lue comme un moment de recherche de la place que l’on veut occuper dans le monde.
L’exposition, qui se tient jusqu’à samedi prochain, peut être une bonne occasion de se laisser mener par l’œuvre de l’artiste chinoise.