L’auteur de l’aussi remarquable que singulier Homéomorphe poursuit son exploration de nos tripes dans un nouvel opus, Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov. Il y délaisse plus que jamais la petite psychologie chère aux écrivains autorisés et échafaude un théâtre des passions à la fois mythologique et intime qui voit trois frères se débattre dans le linceul d’un père ombrageux, entre deux apocalypses.   

Yann Brunel, Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov

À l’aube d’une journée écrasée par un soleil de plomb, balayée par les vents de la désolation et les poussières de nitramite, un coup de feu retentit du fond d’un ancien atelier de menuiserie situé dans une marge urbaine dont les derniers habitants vivent comme des rats sous l’emprise des mafias qui se disputent ces terres chiennes, ravagées 23 ans plus tôt par l’explosion d’une usine pétrochimique. Lev Grisov est mort. Le capitaine Téliakov et la jeune recrue Mikhail, attendus à la frontière pour une rafle, s’arrêtent a priori simplement pour prendre acte du suicide, mais se laissent bientôt aspirer par ce monde de douleur et plongent dans les arcanes de la famille Grisov afin de démêler les événements. 

Vu sous cet angle, Quatre ou cinq vies d’Illya Grisov est un thriller efficace, qui tient le lecteur en haleine au moyen de révélations égrainées avec une remarquable maîtrise à mesure que nous nous enfonçons dans les mémoires collective et individuelle de ces enfers. Mais c’est encore bien davantage. Car l’auteur, moins soucieux des secrets que cachent ses personnages que du mystère qu’ils incarnent, écrit avec une obsession : les infinis qui nous séparent, l’inaccessibilité foncière de l’Autre, l’incommunicable profondeur de nos souffrances. À l’heure où la critique littéraire de bon ton a fait de la « tendresse » de l’auteur pour ses personnages l’alpha et l’oméga de ses arrêts, Yann Brunel subvertit cette injonction en la poussant à son extrême limite – jusqu’à l’adoration pieuse, la dévotion poétique la plus totale. Sans la moindre retenue, et il faut lui savoir gré de cette faiblesse, il transforme les malfrats de cette zone de non-droit marquée au sceau de la violence, en géants absolus. Il les élève à leur pleine dimension mythologique et leur fait rejouer les archétypes éternels du père, du fils et de la rencontre avec le sexe opposé dans un monde de mort où le moindre instant de beauté pèse une vie, où le feu a tout ravagé pour mieux embraser les cœurs. 

On est donc à des années-lumière de notre confortable apathie de bavards tiède, des années-lumière d’un film français.

On est donc à des années-lumière de notre confortable apathie de bavards tiède, des années-lumière d’un film français. Et si le pouce implacable du déterminisme écrase évidemment ces âmes en peine, ce qui décide de leur vie, ce qui peut la faire bifurquer entièrement est toujours de l’ordre de l’intangible – du rouble, écrit notre auteur : un regard, un geste, une parole parfois mais rarement, des riens qui sont tout mais dont personne ne tient le compte, et certainement pas les socioromanciers nobélisés. Il n’est d’ailleurs question que d’amour dans ce roman : amour filial, amour fraternel, amour passion – amour toujours dévorant, sans trêve et sans relâche quoiqu’il ne réserve que de rares instants de sublime au milieu d’un océan de douleur et d’incompréhension. Ainsi du cadet Alexeï, qui piste l’ombre sauvage de son père errant dans la zone d’exclusion pour quelques miettes de complicité éparpillées dans la nuit ; ainsi du même et de l’aîné Evgueni, dont les cœurs se retrouvent dans leur amour partagé pour le benjamin Illya, que la violence et l’horreur du quartier ont claquemuré dans la maladie mentale à la manière de l’Idiot de Dostoïevsky ; ainsi encore de leur mère à tous les trois, la malheureuse Anna qui ne trouve de joie que dans la possibilité inouïe qu’avant sa mort, leur père taciturne ait enfin voulu, enfin essayé de lui parler. C’est ainsi, il faut bien ratisser le fond de nos océans de souffrance si l’on veut orpailler de ces petites poussières miroitantes qui n’empêchent certes pas la vie d’être vaine, mais l’embellissent fugitivement.

Et l’homme est un mystère pour l’homme ; voilà ce que Yann Brunel ne cesse et ne cessera jamais de nous d...