Cela fait déjà plus de deux ans que la mise à disposition au grand public de Chat GTP, le modèle d’IA générative de texte d’Open AI, a amené sur le devant de la scène ces algorithmes permettant à des machines de communiquer au moyen de langues humaines. Dans son essai La mâchoire de Freud, Yann Dienier porte son regard inquiet de psychanalyste sur cette nouvelle extension de la logique machinique à l’œuvre au cœur du langage.
Pour une fois, il s’agit bel et bien d’un « essai » au sens de Montaigne. Non une pensée close et achevée, mais bien une réflexion en train de se faire, « à sauts et à gambades ». Partant d’un trouble psychologique qui l’avait poussé à serrer fortement les dents dans son sommeil, et donc à souffrir de la mâchoire, Yann Diener aborde ensuite le cancer de la mâchoire qui frappa Freud à la fin de sa vie, et la prothèse de fer qu’il dut alors porter. Or ce même Freud avait, dans Malaise dans la civilisation, défini l’homme comme un « Dieu prothétique ». Et, tout comme la prothèse de Freud l’entravait plus qu’elle ne lui permettait de parler, les robots conversationnels, « chatbots », et autres LLM (Large Language Model) entravent pour l’auteur notre langage bien plus qu’ils ne le relaient : nous voici arrivés au sujet.
L’IA générative, une « prothèse verbale »
Même si la densité n’est pas la première de ses qualités, ce court essai est fort stimulant. Se nourrissant à la fois de son expérience de la psychanalyse — c’est-à-dire de la cure par la parole —, d’un dialogue qu’il a mené avec un ingénieur de Google, de discussions avec des confrères lacaniens et de références variées — Freud, mais aussi Romain Gary ou Robert Desnos —, l’auteur nous fournit de nombreux exemples, nous indique de nombreuses œuvres, nous fournit de nombreuses distinctions à même de nous aider à penser ces machines nouvelles dont on fait tant de cas. Surtout, il a le mérite de minorer l’aspect sensationnaliste de cette nouveauté en la replaçant dans une mécanisation progressive de la langue, et ce depuis les débuts du XXe siècle. Sans pour autant tomber dans le point Godwin, Yann Diener part des fameuses analyses de Klemperer dans LTI. La langue du IIIe Reich (qui avait d’ailleurs étendu ses constats à la RDA en train de se constituer au moment de la publication du livre), et montre au début du livre combien ce que lui-même appelle la LQI (« langue quotidienne informatique »), a infecté notre langue, nous fournissant ces « prothèses verbales » dont parlait Orwell, c’est-à-dire des expressions, des bouts de phrases, des morceaux de pensée que l’on formule sans y penser, par mécanisme. Et il nous donne plusieurs exemples de cette contamination de la langue courante par l’informatique, notamment une que tous les environnements de travail connaissent désormais : « travailler en mode dégradé ».
Le principal effet de ce langage informatisé est d’effacer la parole sous la communication
Le principal effet de ce langage informatisé est d’effacer la parole sous la communication, dans le but inavoué de nous préserver de l’imprévu, marque du vivant : « La communication est synonyme d’efficacité, alors que la parole est faillible, elle nous échappe facilement. Parce que la parole est une articulation de sons, elle peut se désarticuler. » Psychanalyste, l’auteur pense avant tout au la...