Un agent orange fluo passe à ma gauche, avec une machine pour le sol. Il laisse derrière lui une trace fine et humide, qui s’étale sous les semelles de tout le monde. Je vois bien que certains font exprès. Une voix de chèvre qui vient du siège à côté fait : hihihi, c’est Guantanamo. Juste après cette phrase, elle rit d’elle-même comme en bêlant.
La porte s’affiche. Je me lève. Une hôtesse amplifiée appelle à la limite du compréhensible :
– crrrrdrrrenierrapppellrrrcrrprrpignoooooon !
De suite les gens arrivent. C’est comme s’ils sortaient du néant. Et comme des zombies, ils se placent dans l’axe de l’écran. L’hôtesse parle vite, avec un air blasé. Les bagages à main, c’est ce qu’elle dit, seront acceptés, dans une certaine mesure, et au-delà, elle le répète, ils seront laissés en bas de l’appareil. Un type au visage trop petit pour sa tête souffle et râle tout seul, avec des mots très durs. Il s’adresse à personne, et ses mots c’est comme s’ils lui n’étaient destinés qu’à lui. C’est comme s’il ne contrôlait plus le bouton off pensées/voix. J’ouvre insta. Un chat tombe dans une baignoire, patine frénétiquement sur les bords, et puis il remonte, mouillé et tout maigre. Ça recommence. Je mets un cœur. En haut de mon tel il y a écrit 6 juillet 2016.
Mon siège, c’est le 11a. Les moteurs sont allumés. Des vibrations parcourent mon corps. Je regarde le crew en train de montrer les gestes qui sauvent. L’hôtesse croise mon regard avec ses yeux presque blancs, et après je suis pris au piège, je suis obligé d’être attentif à ses gestes inutiles, et pas juste un ou deux, tous, jusqu’au bout. À droite 11b en cravate commence une réussite sur un vieil Ipad. L’écran est sale, et lui, il sent le vieux. Je tourne la tête. Par les hublots, les spots de la piste accélèrent. Je vois les gouttes sur les vitres qui font des trajectoires horizontales. Dix secondes après, elles descendent carrément. Paris apparaît dans l’axe. Derrière, une femme pousse un soupir : c’est beau Paris ! Je filme la Tour, et sa lumière qui alterne, et je poste avec SeeU Paris. J’ai juste une barre. Puis plus rien. Je me sens perdu.
J’observe autour, et tout me semble lent. Même dehors, c’est lent. Juste les autoroutes qui se détachent du noir, avec les phares comme des yeux qui se suivent hyper près. Je pense aux fourmis. Il a été prouvé je l’ai vu je sais plus où que les fourmis elles se suivent pas : chacune croit être libre d’aller où elle veut, mais elles veulent toutes la même chose, elles se guident toutes avec les mêmes hormones invisibles, alors elles se suivent. La femme qui trouvait Paris beau dit que ces hlm ça gâche tout. Il faut pas s’étonner qu’ils soient violents les jeunes, elle ajoute. C’est comme les poulets en batterie, elle dit, ils se picorent à mort. Je vois dans le reflet de mon tel qu’elle fait le geste de picorer avec une main sur l’autre, picpicpic.
L’avant de l’avion s’aligne. Le signal s’éteint. Je peux enfin aller pisser. Il y a de l’attente, je sais pas, six ou sept personnes. Vers 2a un type debout drague une fille devant lui qui doit avoir mon âge. Il dit des choses super près. Il prend son collier entre deux doigts et fait des commentaires. C’est un brun dans la quarantaine, genre musclé gras. Des poils sortent de sa chemise à manches courtes. Il voit bien que je suis là mais il continue avec la fille. Il me fait un clin d’œil, alors, machinalement, je lui en fais un aussi, que je regrette déjà en le faisant. Ça avance d’un pas. Je me plonge dans mon tel, et je regarde un souvenir photo pour éviter d’interagir avec l’homme préhistorique. Le souvenir a pour titre Moments Ensemble. C’est une série de photos de moi avec mon père.
La fille entre enfin dans les toilettes. L’autre se tourne vers moi avec une lèvre en coin, juste un demi sourire, et sans changer de ton, sans même que je le regarde pour donner mon accord, il se met à me parler. Il me donne des conseils à propos de la drague. Direct il me tutoie, et il se cite lui-même en exemple. Il dit des anecdotes : moi ceci, moi celà. Pour l’instant j’ai pas parlé. Ça va super vite. Il raconte des voyages. Il parle politique. Il dit des noms de chanteurs et d’actrices, ce sont des amis, et il ajoute juste le prénom. Il dit :
– Même Brad oui, moi, mon ami Brad, je te jure, moi, Brad, moi, de temps en temps, tu le connais Brad, et bin, Brad, moi, il boit du rosé !
En disant ça il a les deux mains sur les genoux dans un attitude comme s’ il allait exploser de rire, et que moi évidemment par voie de conséquence, j’allais aussi exploser. Il parle d’émissions TV et de soirées. Grâce à une auto citation, je comprends qu’il s’appelle Nouar. Il demande mon nom, et je lui dis, en acceptant de force la main qu’il me tend, pour taper dedans, avec le pouce en l’air, comme un bonhomme. Il serre super fort, et tire vers lui par à-coups.
Il continue, ce Nouar, avec ses anecdotes de coulisses, des choses confidentielles, que les gens savent pas. Il me fait promettre de ne pas répéter. Il pointe son doigt près de mon nez :
– Jure frère ?
Je jure.
Il ouvre son insta, et je le vois zoomer sur un post. C’est lui à côté de Brad. C’est vrai, je lui dis, le verre on dirait du rosé.
Avant d’éteindre il traîne sur sa page d’accueil, pour que je voie bien les 42k et quelques-uns de ses posts, avec sa face en gros plan. Là, le wc s’ouvre, et il entre, comme si j’existais pas.
Là, je suis seul.
Des sursauts me rappellent qu’on est en l’air, et je me dis que si d’un coup les moteurs explosent, qu’on tombe en vrille et qu’on s’écrase verticalement dans le sol, je n’aurai pratiquement aucune chance. Je me tiens en regardant ailleurs. Dans le couloir, le chariot métallique avance par étapes. 4a prend un coca. 3c ne veut rien. Après, Nouar ressort, et il passe en me frôlant. Il me met un vent comme si notre échange, Brad et le rosé, ça n’avait pas existé. Il s’adresse à quelqu’un plus loin, en avançant avec des gestes. Il fait : c’est bon elle va pas mourir non plus, et il montre son tel allumé au bout de son bras, genre je faisais quelque chose. Comment il a pu recevoir un message ? Je vérifie : moi j’ai zéro barre.
Les wc. Je m’enferme avec l’odeur de détergent, et par-dessus l’odeur tenace du parfum de Nouar. Je pisse, et je me demande si l’eau de la cuvette après elle est lâchée en l’air, quand on est au-dessus du désert ou de la mer, auquel cas les poissons et les serpents ils doivent recevoir de la merde et du pq du monde entier.
Je chemine avec précaution, rang après rang, en me tenant aux dossiers, en m’appuyant sur les coffres au-dessus, parce que là, ça secoue carrément. Plus je regarde vers le fond, moins les marques sont luxueuses. De Vuitton en 1 on arrive à Ldl, là-bas, en 32. Au milieu, quelques Lacoste comme moi.
Et puis il y a une apparition.
Je LA vois. ELLE est assise toute seule au milieu de la rangée 6, côté gauche. ELLE est pas seule dans la réalité. Seule pour moi à cause de ses yeux. Ses yeux qui font disparaître...