Je m’arrête sur le parking de la gare, j’avale deux tranquillisants, je m’asperge le visage avec une bouteille d’eau entamée qui traine sur la banquette arrière, je souffle. J’ai tenu bon, serré les poings dans mes poches, senti la sueur perler le long de mon cou, mais je n’ai rien dit. Je n’ai pas pleuré, j’ai réussi. Il fallait s’y attendre. La boutique de téléphonie pour laquelle je travaille depuis quinze ans met la clé sous la porte à la rentrée, et se déleste au passage de cinq salariés. Je fais partie du lot des malchanceux. Les autres seront recasés ailleurs, plus loin, dans d’autres secteurs. Pourquoi nous ? Pourquoi moi ? Ça doit être écrit « boulets » sur nos fronts ; pourtant, on n’a pas démérité. On est peut-être un peu plus vieux que le reste de l’équipe. Plus fatigués. On m’en avait confié, des responsabilités : j’avais formé Damien, Adil, Anaé. C’est Damien qui récupère mon poste, dans la grande agence d’Aix-la-plaine. Il l’a demandé. Il est jeune, dynamique, prêt à enchaîner les heures supplémentaires sans être payé. Bien sûr, il ne pouvait que gagner.

Je sors de la voiture en titubant, je regarde les voyageurs descendre du train, hagarde, et ceux qui attendent sur le quai. J’ai l’impression que la scène se déroule dans un rêve. Une femme d’une soixantaine d’année, blonde, cheveux courts, lunettes de soleil sur la tête, ouvre grand les bras à la vue d’une jeune voyageuse qui arrive, une valise à la main, un peu perdue, du train de Valzac. Elle l’étreint. Une fille ? Une nièce ? Une amie ? « Tu vas voir, on va bien s’amuser ! » s’exclame la femme blonde tandis que l’autre, souriante, bronzée, pose une main chaleureuse sur son épaule et lui emboîte le pas. Elles disparaissent dans la gare, bavardant avec enthousiasme, riant. Ainsi, il y a des gens qui passent des vacances à Aix-la-Plaine. Des lotissements, des magasins, des entrepôts, un ruisseau plein de crapauds et de serpents dans lequel on peut tout juste tremper ses pieds, c’est tout ce qu’on trouve dans les parages. « Tu vas voir, on va bien s’amuser ». La femme a parlé comme si on pouvait y être heureux. Qui sait ? Moi aussi j’aimerais bien que quelqu’un guette mon arrivée à la gare, moi aussi je voudrais débarquer, une valise à la main, sur un quai ; peu importe si l’endroit est laid, peu importe si on n’a rien d’intéressant à faire ; on s’installerait peut-être sur une chaise longue, dans le jardin, on boirait du thé glacé, on ferait des grillades au barbecue et ça serait le charme fou parce que je serais attendue et aimée. 

Je voudrais partir. J’étouffe. Je n’ose pas rentrer à la maison, annoncer la nouvelle à mon mari qui m’accablerait de reproches, comme si j’étais responsable, comme si j’avais choisi de perdre ce poste qu’il a toujours critiqué ; ce n’est pas mon salaire qui nous permet de payer les crédits, et pendant que je m’occupe de vendre des téléphones et des forfaits avantageux à des clients capricieux, qui s’occupe de la maison ? C’est un travail à la con, tandis que lui, il a des responsabilités, il ne comprend pas pourquoi, quand il arrive, certains soirs, le dîner n’est pas prêt. Mais je sais que tout à coup, il va regretter ce boulot, juste parce que je ne l’ai plus, pour le plaisir de me dire que je ne sais pas m’y prendre, de me critiquer devant mes enfants qu’il n’a jamais aimés, et devant notre fils qu’il n’aime pas davantage. 

Je voudrais disparaître. Je marche en direction du centre commercial d’Aix. C’est là, une fois toutes les deux semaines, que je fais mes courses. Pour les gens, en général, c’est la corvée. Pour moi, une respiration. Pendant une heure, je déambule, tranquille, dans la surface climatisée de 40 000 m2, je me laisse tenter, de temps en temps, par une petite promotion ...