À l’occasion des 80 ans de la découverte puis de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge, notre dossier spécial revient sur ce lieu devenu métonymie de la Shoah. Dans le contexte actuel où l’antisémitisme connaît une résurgence inquiétante et où les discours négationnistes trouvent de nouveaux canaux de diffusion, il nous a semblé essentiel de revisiter ce complexe concentrationnaire où plus de 1,1 million d’hommes, femmes et enfants ont été exterminés.
Auschwitz représente une double anomalie dans l’univers concentrationnaire nazi. Comme le souligne l’historien Tal Bruttmann, c’est « le seul endroit où un camp de concentration et un camp de mise à mort s’entrecroisent » à cette échelle. Cette spécificité explique en partie pourquoi ce site est devenu le symbole de l’extermination : alors que l’immensité du camp de Birkenau frappe immédiatement – 170 hectares qui s’étendent à perte de vue – la véritable dimension assassine d’Auschwitz se concentre dans six « têtes d’épingle » : les chambres à gaz où plus de 900 000 personnes ont été assassinées, principalement des Juifs mais aussi des Tziganes (dont l’histoire reste malheureusement souvent marginalisée dans les récits historiques).
Notre dossier s’articule autour de deux témoignages exceptionnels de rescapés d’Auschwitz qui viennent d’être publiés et dont les écrits n’avaient, en France, jamais trouvé d’éditeur. Un fait qui éclaire une réalité historique : après–guerre, l’Europe était encore réfractaire à reconnaître l’extermination des Juifs, privilégiant plutôt une rhétorique honorant indistinctement les « victimes du fascisme » et exaltant les héros de la résistance antinazie. Le terme même d’holocauste n’a commencé à désigner de façon spécifique l’extermination des Juifs qu’à la fin des années 1960.
Ainsi, le témoignage d’Alter Fajnzylberg n’a pas trouvé d’éditeur lorsqu’il a souhaité publier ses cahiers où était consigné son témoignage. Aussi les a-t-il rangés dans une boîte à chaussure qui est restée close durant plus de 60 ans. C’est son fils, Roger Fajnzylberg, qui vient de les publier au Seuil après avoir exhumé le témoignage de son père, ancien membre du Sonderkommando – cette unité de détenus juifs forcés de participer au processus d’extermination. Ce document historique majeur nous permet de penser la réalité des chambres à gaz et à ceux qui ont été les témoins forcés et acteurs, malgré eux, de ce génocide. Un témoignage qui constitue un rempart irremplaçable contre l’oubli et la falsification historique.
Le Crématorium froid de József Debreczeni, enfin traduit en français après plus de 70 ans de silence, nous plonge dans l’univers concentrationnaire à travers le regard d’un rescapé juif. Militant communiste engagé dans les Brigades internationales avant sa déportation, Debreczeni nous livre un récit que sa traductrice Clara Royer décrit comme « hanté par le lyrisme brisé d’un écrivain ».
Celui qui était rentré d’Auschwitz veuf et orphelin et qui avait choisi de vivre à Belgrade après la Libération, plutôt que de retrouver sa Bačka natale – de peur de croiser un ancien bourreau en liberté, a ensuite passé sa vie à écrire de la poésie, plusieurs romans et pièces de théâtre. Une œuvre qui, nous l’espérons, sera bientôt traduite.
Les Filles de Birkenau de David Teboul donne la parole à quatre rescapées, Isabelle Choko, Ginette Kolinka, Judith Elkan-Hervé et Esther Senot. Le réalisateur souhaitait confronter les témoignages de ces femmes 80 ans après leur libération du camp, tout en soulignant la subjectivité de leurs souvenirs.
Leur discussion révèle, en creux, la spécificité de l’expérience concentrationnaire féminine. Auschwitz fut en effet le premier camp de concentration mixte, une particularité qui modifie profondément la compréhension que nous avons de ce lieu.
Ce dossier est complété par une analyse critique de Tristan Tailhades à propos du film La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. En filmant la vie quotidienne de la famille du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, dont le jardin ceint le mur du complexe concentrationnaire, ce film touche à l’innommable voire à l’indescriptible, qu’un cinéma n’avait encore jamais problématisé aussi subtilement. En laissant la réalité concentrationnaire hors-champ, La Zone d’intérêt interroge la vie des tortionnaires, « comment les corps de ces bourreaux étaient engagés dans ce processus ».
C’est une expérience de cinéma coupée en deux, entre des images soutenables d’une vie familiale, apparemment banale, et une bande son insoutenable constituée d’insultes, coups de fouet et coups de feu, abattant régulièrement des hommes, dont seules les fumées de leurs crémations sont visibles à l’écran. C’est la reconstitution sonore de « journées types » à Auschwitz, à l’été 1943, du côté des bourreaux.
À travers ces œuvres, c’est la mémoire, essentielle, des victimes qui nous parvient. Car ne pas rester indifférent face à ce passé, c’est rester vigilant face aux dangers du présent.