Disparue à l’âge de vingt-sept ans en 1994, Béatrice Douvre a mené une vie incandescente consacrée à l’écriture. Son existence tout entière est une course vers l’absolu. Le journal intime et poétique qu’elle a tenu les six derniers mois de son existence, paru sous le titre Journal de Belfort en 2019 aux éditions de La Coopérative, met en lumière la manière dont elle construit son corps comme une interface, un point de passage entre son œuvre et Dieu. Cet article de Diana Carneiro témoigne de l’importance du corps au sein des quêtes spirituelles.
Le corps est un lieu de recueillement, étoffe où la souffrance se mêle à la quête d’une lumière que l’on espère toujours plus complète et accomplie. Béatrice Douvre, dans ses écrits, incarne cette tension entre l’incarnation matérielle et la recherche spirituelle, cette impossibilité d’atteindre la grâce sans éprouver sa chair. Son journal de 1994 fait résonner une détresse saisissante : « Je suis seule à mourir dans l’immonde, je hais ma retraite sacrée, mon corps chaste depuis le siècle dernier ». Cette image du corps comme terre de souffrance et en même temps comme véhicule de transcendance est frappante dans son approche et rejoint la démarche des explorateurs du corps contemporains qui cherchent dans la matière la clé vers l’au-delà. Comment le corps, à la fois lieu de souffrance et de transcendance, peut-il devenir un espace de réconciliation entre matérialité et spiritualité dans cette quête contemporaine du sacré ?
Nous vivons dans un monde où l’esprit ne s’élève plus en dehors de la matière. De fait, tout revient au corps car nous cherchons à le décrypter, à comprendre comment réconcilier ces forces contradictoires, comment puiser dans la chair pour progresser vers une forme de supériorité venue de l’esprit. Et, dans cette recherche, le corps bien sûr se fait point d’ancrage, véhicule pour cette quête d’absolu.
Le corps est un lieu de recueillement, étoffe où la souffrance se mêle à la quête d’une lumière que l’on espère toujours plus complète.
Le yoga, la méditation, le chamanisme, tous ramènent au même lieu : le corps comme médiateur de la conscience, avec sa peau, son souffle, ses muscles. Et pour cause, le yoga unit souffle, mouvement et esprit pour créer un équilibre intérieur. La méditation stabilise l’esprit par l’attention au présent. Le chamanisme, quant à lui, utilise le corps, le rythme et les rituels pour accéder à une sagesse universelle. Ces pratiques dépassent la mode : elles rétablissent une harmonie entre chair et esprit, invitant à habiter pleinement son corps pour accéder à une compréhension profonde de soi-même.
Béatrice Douvre, transfiguration du corps souffrant
Les spiritualités contemporaines inscrivent alors leurs pratiques dans un rapport intime avec le corps. Qu’elles choisissent le yoga, la méditation ou le chamanisme, toutes semblent tenter de percer les mystères qui se nichent dans la chair et dans son mystère. Béatrice Douvre, elle, ouvre les plaies et les traverse avec des mots, dans une rencontre de douleurs et d’extases qui, d’une certaine façon, sont similaires aux transes chamaniques contemporaines. Elle nous confie : « Torrent d’eau gravide, j’ai des sueurs obscènes entre les cuisses lorsqu’il m’embrasse, je suis femme et je meurs dans des parfums d’égout ». Le corps est certes habité par la souffrance, mais il est aussi sublimé, transformé par cette quête viscérale de sens, de purification.
Notons que le chamanisme, redécouvert dans nos sociétés occidentales, incarne cette approche où le corps devient médiateur entre le monde visible et invisible. Mais là où le chaman utilise la transe pour échapper à la réalité matérielle, Douvre, elle, s’enferme dans cette matière brute, s’y enfonce pour en extraire une réponse personnelle, une forme de rédemption par l’écriture.
Le bien-être dans le marché : le corps, un objet marchand ?
Dans un monde moderne où le bien-être se pare de promesses mystiques et de paix intérieure instantanée, le corps lui-même s’impose comme un objet à vendre, à polir, à façonner. Derrière cette quête de perfection, le bien-être s’est infiltré jusque dans les pratiques spirituelles, jadis lieux de retrait et d’introspection. Le yoga, autrefois discipline de l’ascèse, dépasse la routine de consommation ; les stages chamaniques, ces immersions vers le sacré, se dégradent en simples offres touristiques, effaçant leur profondeur originelle. Pour Béatrice Douvre, poétesse sans concession, cette réduction des pratiques mystiques à de la marchandise aurait sonné comme une trahison. Ses mots, crus et affûtés, résistent à toute édulcoration : « J’ai maudit mon sexe inventé naïf, je me suis assise aux genoux de l’amer » — elle ne vise pas le confort, mais l’affrontement direct, sans fard, de la chair et de ses failles.