Il y a des romans que l’on lit comme on ouvre une fenêtre sur le passé. Romance in Marseille, lui, est une porte dérobée : celle d’un monde souterrain, transatlantique, qui palpite encore dans les murs humides du Vieux-Port. Claude McKay n’a pas écrit sur Marseille comme on décrit un décor : il l’a respirée, traversée, arpentée dans sa nuit cosmopolite, charnelle, blessée. Le manuscrit, longtemps resté inédit, rédigé dans les années 1930 mais publié seulement en 2020, est de ces œuvres qui surgissent avec le poids d’un secret. Non parce qu’elles taisent, mais parce qu’elles furent tues.

Ici, Marseille n’est ni une France en miniature, ni un simple port d’attache : c’est une ville-frontière, un carrefour trouble où s’échouent les exilés de l’Atlantique noir, les mutilés du capitalisme, les amours interdites. Elle n’est pas une métropole de gloire : elle est une scène d’arrachement, de ruse, de survie. Romance in Marseille ne raconte pas Marseille, il l’habite de l’intérieur, à hauteur de corps transgressifs, d’identités déplacées, de langues étrangères. Et c’est dans cette friction entre les corps et la ville que s’invente un espace littéraire radical.

Marseille ou la ville transatlantique 

Il faut imaginer Lafala, le protagoniste de McKay, arrivé à Marseille comme on entre dans une douleur ancienne. Noir, ouest-africain, amputé des jambes après un enfermement dans la cale d’un navire marchand, il revient dans cette ville avec une maigre fortune obtenue en justice, mais aussi avec une mémoire corporelle du commerce triangulaire, une archéologie intime de l’humiliation. Il est l’héritier mutilé d’un monde colonial qui prétend l’avoir indemnisé.

Et Marseille l’accueille, non pas avec pitié, mais avec ses rumeurs, ses bordels, ses tangos nocturnes, ses visages incertains. Elle n’offre pas d’asile : elle expose. Elle exhibe. Elle laisse faire. Dans les ruelles sombres de la ville portuaire, le handicap devient un capital, la sexualité un marché, l’accent une monnaie. Marseille est une ville des seuils, des trafics, des passages. Elle ne donne pas d’identité fixe : elle blesse, elle mélange, elle rend possible. Dans ce chaos, McKay ne cherche pas à sauver ses personnages : il les laisse flotter, désarticulés, mais tenaces.

Romance in Marseille ne raconte pas Marseille, il l’habite de l’intérieur, à hauteur de corps transgressifs, d’identités déplacées, de langues étrangères.”

Le roman, écrit dans une langue nette, ironique, charnelle, est traversé par cette tension entre le mouvement et l’enlisement, entre la mer qui appelle et la pierre qui enferme. Marseille devient alors un espace paradoxal : elle est à la fois ouverture sur le large et nasse sociale. Elle est le lieu où l’on peut enfin s’asseoir pour boire un verre avec les exclus du monde, mais aussi celui où l’on comprend qu’aucun ailleurs ne viendra réparer la perte.

Marseille comme théâtre des marges 

Ce qui frappe dans Romance in Marseille, c’est l’extrême porosité entre les frontières : entre désir et survie, entre sexe et pouvoir, entre genre et performance. McKay, en écrivain visionnaire, dessine une cartographie des corps que l’on dira aujourd’hui queer, mais qui dans les années 1930 n’avaient même pas de nom. Il ne s’agit pas de militance, mais d’existence. Et cette existence passe par Marseille.

La ville, loin d’être un refuge, devient un théâtre d’exposition. Les personnages y circulent comme on glisse dans une langue étrangère : en se heurtant, en se dissimulant, en se révélant. Le roman met en scène une galerie de figures transgressives : prostitué·es, escrocs, estropié·es, marins, amants illégitimes, tous porteurs d’identités flottantes, de douleurs incarnées, de désirs irréductibles. Le sexe n’y est jamais abstrait : il est transaction, plaisir, outil, masque. Il ronge et il console.

“Marseille est une ville des seuils, des trafics, des passages. Elle ne donne pas d’identité fixe : elle blesse, elle mélange, elle rend possible.”

La figure d’Aslima concentre à elle seule toute la complexité politique du roman. Femme noire, nord-africaine, prostituée dans les quartiers portuaires, elle n’est ni un cliché ni un simple double féminin de Lafala. Elle est son miroir blessé, sa sœur d’exil, son amante instable. Leur lien n’est pas romantisé : il est rugueux, ambigu, traversé de méfiance, de tendresse, d’argent, d...