Tout le monde a déjà vu des vidéos de l’association L214 dans lesquelles on voit des images insoutenables d’animaux maltraités. L’association s’était d’ailleurs fait connaître, il y a 10 ans, en diffusant une vidéo de l’abattoir d’Alès qui avait eu un impact national et mené à un procès inédit en France. Depuis, l’association a sorti de nouvelles enquêtes, mais œuvre aussi de façon plus discrète, toujours dans le même but : soulager la souffrance animale. Nous avons rencontré Dominic Hofbauer, chargé d’éducation chez L214 pour en savoir plus sur leurs valeurs.

Julie Manhes et Sébastien Reynaud : Est-ce que vous pourriez présenter rapidement l’association L214 pour ceux qui ne vous connaîtraient pas encore ?
Dominic Hofbauer : Le nom L214 est peut-être intriguant. Est-ce un colorant alimentaire ? Un modèle de sous-marin ? En fait, il vient d’un article du Code rural qui date de 1976 et qui, pour la première fois dans le droit français, reconnaît les animaux comme des êtres sensibles. Cela signifie que les animaux sont, tout comme nous, les sujets de leurs propres sensations, des individus qui ressentent ce qui leur arrive. Même si ce constat n’est toujours pas pris sérieusement en compte, le droit affirme néanmoins à travers cet article que la capacité des animaux à souffrir nous engage d’une manière particulière vis-à-vis d’eux.
Nous avons fondé l’association en 2008, avec une priorité affirmée autour de la défense des animaux utilisés pour la consommation : les animaux d’élevage, mais aussi les poissons et les autres animaux aquatiques, qui sont parfois encore plus difficiles à défendre. Pourquoi ce choix ? Je vous donne quelques chiffres pour comprendre. Le premier, c’est 100 000. C’est un gros chiffre et c’est une estimation du nombre d’animaux qui sont accueillis dans les refuges en France, chaque année – on serait même les champions d’Europe des abandons (triste record !). Pour les animaux d’élevage, on dépasse largement cette échelle de grandeur pour atteindre des chiffres vertigineux : par exemple, 3,5 millions d’animaux sont tués dans les abattoirs français…. en une seule journée. À l’échelle de l’année, on dépasse le milliard d’individus. À l’échelle mondiale, on franchit la barre des 80 milliards d’animaux : c’est 10 fois la population humaine mondiale. Chaque année. Si on ajoute à cela les animaux marins (qui sont difficiles à compter car les statistiques sont exprimées en tonnes), on estime qu’ils sont entre 1000 et 2000 milliards à être tués pour nous nourrir. Sans aucune nécessité dans la plupart des cas.
En se concentrant sur ces animaux qui sont un peu les oubliés de la protection animale traditionnelle, L214 espère soulager leur condition de vie ou de mise à mort, ou de captivité : 80 % des animaux d’élevage en France vivent enfermés dans des bâtiments industriels. Si nous y parvenons, ces animaux sont tellement nombreux que nous avons en main un puissant levier pour soulager beaucoup de souffrance et de misère animales d’un coup. Ce levier dont je parle, ce n’est presque pas une image : agir pour ces animaux est à la portée de tous, et même à portée de main : ce levier, c’est notre fourchette. Les choix que l’on fait plusieurs fois par jour, au moment de passer à table, peuvent avoir des conséquences très importantes pour tous ces animaux.
Julie Manhes et Sébastien Reynaud : Y a-t-il une manière éthique de manger ces animaux ?
Dominic Hofbauer : Bonne question ! Il y a certainement plusieurs manières de limiter la souffrance des animaux en élevage et en abattoir : réduire les densités, garantir un accès au plein-air, limiter les mutilations et les interventions qui causent des souffrances, mettre un terme aux méthodes d’abattage les plus douloureuses en abattoir… Toutes les évolutions qui iraient dans ce sens auraient un impact positif. Cependant, nous trouvons qu’il est difficile de généraliser efficacement de telles mesures quand la finalité de l’exploitation des animaux en élevage demeure l’égorgement des animaux élevés, et que ces animaux sont assujettis de leur vivant à des résultats économiques qui conditionnent l’ensemble de leur existence : reproduction, relations sociales, densités, alimentation, soins ou absence de soins, espérance de vie…. Ainsi, nous attirons l’attention sur l’énormité du droit qu’on s’arroge – à travers la viande et les produits d’origine animale – sur les corps et les vies des autres (les animaux). Peut-être que notre démarche pour les animaux pourrait se résumer en une question simple : la vie d’un animal vaut-elle moins ou plus qu’un sandwich ?
“ Il n’a jamais été aussi facile d’arrêter de manger de la viande et de remplacer les produits animaux “
Julie Manhes et Sébastien Reynaud : On a l’impression qu’il y a une exception française dans la consommation des animaux : on consomme plus de viande que dans d’autres pays. Le pourcentage de végétariens y est aussi plus faible que dans d’autres pays.
Dominic Hofbauer : C’est sans doute très culturel, en effet, c’est pourquoi nous souhaitons donner à cette question le statut de question de société qui interroge profondément nos modes de vies et nos pratiques et la porter dans le débat public. Les Français ont une consommation de produits animaux qui est très importante : elle est en moyenne de 83 kilos par habitant et par an : c’est deux fois la moyenne mondiale. De notre côté, nous essayons d’être une association pragmatique et de cultiver de concert différentes approches militantes. C’est pour ça qu’on ne se considère ni uniquement comme une association orientée vers l’amélioration de la condition des animaux en élevage, ni seulement comme une association abolitionniste, mais plutôt comme… les deux en même temps ! C’est à dire qu’on tente de saisir toutes les occasions qui se présentent pour à la fois réduire les pratiques qui nuisent le plus aux animaux d’élevage et faire baisser le nombre d’animaux qui sont élevés et tués. Et d’encourager tout ce qui va un peu – même juste un tout petit peu – beaucoup ou passionnément dans cette direction.
Julie Manhes et Sébastien Reynaud : Justement, la question qu’on se pose aujourd’hui, c’est comment expliquer qu’il y a tant de gens qui s’indignent et qui, pourtant continuent à fermer les yeux et à consommer autant d’animaux malgré une certaine prise de conscience ?
Dominic Hofbauer : Question difficile ! Pour partie, je dirais qu’il y a clairement un poids des habitudes. Nous sommes des êtres d’habitude : une fois qu’elles sont acquises, il est souvent difficile d’en changer : il y a des connexions neuronales qui sont établies, des habitudes corporelles et de comportement qui se mettent très tôt en place pour soulager le cerveau et lui épargner de devoir tout analyser et arbitrer en permanence…. Mais ce qui est intéressant, je trouve, c’est qu’il n’a jamais été aussi facile d’arrêter de manger de la viande et de remplacer les produits animaux. On a de plus en plus d’offres végétales dans la restauration, même dans des chaînes de restauration rapide qui proposent parfois une gamme entière de sandwichs végétaux. Dans les supermarchés, on trouve du bacon, du jambon végétal, et plein d’alternatives qui sont parfois commercialisées par… des marques traditionnelles de charcuterie. Il y a tout un tas de possibilités : des saucisses, du jambon, des nuggets, des laits végétaux, des burgers… Quand les gens me demandent ce que je mange en tant que vegan, je réponds souvent : « pareil que vous : des burgers, des nuggets, des pizzas, des lasagnes, du couscous, des salades, des yaourts, du fromage …» Le développement de ces alternatives est un très bon signal – d’ailleurs elles ont souvent un meilleur Nutri-score que leurs équivalents carnés. Elles permettent de transiter en douceur vers une alimentation plus attentive de manière très pratique : en cuisine ça ne change rien, mais pour les animaux et l’environnement, ça change tout !
” L’alimentation végétale manque de soutien alors qu’elle épargne des vies, est beaucoup moins climaticide, et est peut-être l’alimentation du futur “
Julie Manhes et Sébastien Reynaud : L214 se distingue par les capsules vidéos postées sur les réseaux sociaux qui sont marquantes et qui créent une prise de conscience rapide et immédiate. Est-ce que ce média vous semble être un contre-pouvoir nécessaire aujourd’hui à l’industrie alimentaire ? Est-ce que ces réseaux sociaux produisent des changements durables ou bien des indignations éphémères ?
Dominic Hofbauer : Les enquêtes en vidéo représentent un angle documentaire important pour L214, qu’on a choisi de privilégier dès la création de l’association pour mettre sur la table des discussions la réalité des pratiques en élevage et en abattoirs. Les réseaux sociaux n’existaient pas vraiment en 2008, mais Internet offrait déjà la possibilité, pour des citoyens ordinaires comme nous, de créer notre propre média pour publier du contenu sans dépendre des vecteurs médiatiques traditionnels : journaux, télévision, radio… Historiquement, nous étions des militants qui passions beaucoup de temps dans des réflexions et à affiner au millimètre près le cadre théorique de la libération animale… puis est venu un temps où nous avons préféré consacrer cette énergie à avoir un impact réel pour les animaux.
L’angle des enquêtes nous a alors paru essentiel dans la mesure où la représentation que se fait le public des systèmes d’élevage est généralement décalée par rapport à la réalité. Si vous visitez le Salon de l’agriculture ou êtes nourris quotidiennement par des discours publicitaires maîtrisés par les filières de productions animales, vous pouvez facilement vous retrouver persuadés en toute bonne foi que les animaux d’élevage vivent choyés en plein air dans de beaux paysages, et sont abattus dans le respect de normes strictes et très contrôlées. Et ça, c’est un peu un conte de fée. En 15 ans, nous avons rendues publiques plus d’une centaine d’enquêtes qui montrent – à chaque fois – que les conditions d’élevage des animaux sont indignes et souvent illégales, que les infractions à la faible réglementation qui encadre la mise à mort des animaux ne sont pas seulement légion, mais qu’elles sont même souvent tolérées par les autorités. Donc oui, ce contre-pouvoir aux discours officiels semble aujour...