La figure de la sorcière traverse les âges, catalysant de nombreux enjeux sociétaux contemporains – un temps figure par défaut du féminisme militant et symbole d’une répression féminine séculaire, particulièrement violente aux XVe et XVIe siècle en Europe, puis icône pop de séries comme Charmed, Harry Potter ou plus récemment Vampire Diaries ou Sabrina, elle devient aujourd’hui l’incarnation d’un ésotérisme 2.0. La sorcellerie est partout sur les réseaux sociaux : de plus en plus d’initié(e)s disent entrer en communication avec des sphères supérieures, manipuler les énergies et pratiquer des rituels et sortilèges. Ce mouvement s’incarne dans la recherche d’une nouvelle spiritualité davantage respectueuse de la nature et de son « soi intérieur ».

Il était grand temps que Zone Critique s’empare du sujet. À travers un panorama d’œuvres littéraires et cinématographiques, de Mona Chollet à Pierre Darkanian, de Charlotte Colbert à Julia Armfield, Zone Critique se propose d’explorer les tensions et enjeux contemporains que cristallise la « sorcière », entre revendications féministes et quête de soi.

I. « LA MENACE FÉMININE »

Comment peindre autrement la sorcière que comme une vieille femme aigrie et cruelle, vêtue de noir, au chapeau pointu, chevauchant un balais un soir de pleine lune ? Son chat noir l’accompagne alors qu’elle lance des maléfices aux médisants. Au XVIe siècle, si la démonologie implante ses idées misogynes dans les esprits, si l’Église ordonne la chasse aux pratiques hérétiques et si l’Inquisition organise de grands bûchers pour brûler ces femmes diaboliques, c’est avant tout pour contrôler la femme en tant qu’elle est femme. Les accusations prennent n’importe quel prétexte pour se débarrasser de la « menace féminine » et recouvrent un carcan d’injonctions patriarcales intenables ; trop belle (tentation du Diable), trop laide, trop vieille (veuve et isolée), trop savante (guérisseuses et sage-femmes qui faisaient de l’ombre aux médecins), trop discrète, trop affirmée (force d’esprit et/ou de caractère), trop pure, trop transgressive, trop en marge de la convention sociale de la femme obéissante, soumise et discrète. L’autonomie intellectuelle et sexuelle des femmes fait peur, la sorcière devient le bouc-émissaire idéal pour canaliser cette crainte de la pécheresse originelle, perçue comme un être simple capable de corrompre, à la sexualité débridée, guidé par l’émotion plutôt que la raison.

Les sorcières, avant tout femmes victimes des hommes, souffrent alors d’une répression sévère, de moyens de torture toujours plus absurdes entre pesées, noyades, tontes et épingles dans la peau pour trouver la marque du Diable. Les procès de sorcellerie aussi célèbres que ceux d’Allemagne ou de Salem fondent alors un héritage historique et mémoriel, dont s’emparent les féministes des années 1960 à 1990 pour revendiquer leurs droits. Pour ces dernières, si la sorcière est ainsi condamnée, c’est en partie en raison de sa marginalité et de sa difficulté à exister en tant que femme indépendante, forte et célibataire, en témoigne le cliché de la vieille « femme à chat », souvent utilisé pour stigmatiser les femmes qui souhaitent s’émanciper du schéma patriarcal traditionnel – et qui ressemble étrangement à celui de la sorcière accompagnée de son « familier ».

Des actions militantes revendiquent bientôt le pouvoir symbolique des sorcières persécutées pour le réactualiser en force de révolte et de contestation. Le mouvement W.I.T.C.H (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) en 1968 à New-York pour la libération des femmes en offre un exemple cocasse ; regroupées dans la rue vêtues de capes noires, des femmes profèrent des incantations contre les actions en bourse – qui s’effondrent quelques heures plus tard.

1). La sorcière : icône populaire

Mona Chollet dans son livre à succès revient sur la résurgence de la figure de la sorcière en ce qu’elle porte le récit et la mémoire des femmes persécutées à travers les époques. Devenue à la fois icône pop des années 90 et symbole des violences sexistes et sexuelles et de la lutte contre le système patriarcal, la sorcière incarne aussi une spiritualité alternative en reconnexion avec la nature.

2). Sorcières : une répétition infinie de la terreur

Le cinéma nous éclaire également sur l’évolution de la figure de la soricère. En analysant les films de Pablo Agüero, Bruno Dumont et Stéphane Demoustier, Luca Moreia revient sur la représentation de la sorcière dans l’histoire du cinéma, et la manière dont elle défie les injonctions patriarcales. 

3). Pierre Darkanian : « Je voulais explorer les origines du radicalisme »

Dans Nous sommes immortelles, Pierre Darkanian explore la marginalité et le séparatisme radical au travers des lieux du Quartier de la Goutte d’or, du Centre Universitaire de Vincennes, de la Commune de Paris et des Women’s Lands, une communauté utopique féministe constituée dans les années 70 en Oregon. L’auteur interroge la réappropriation du mythe de la sorcière par le féminisme contemporain à travers deux générations.

 4). She Will: ma sorcière mal-aimée

She will expose grâce à son imagerie obscure et métaphorique, deux personnages de femmes, l’une vedette sur le déclin, l’autre jeune infirmière, isolées dans les Highlands d’Ecosse. Le film aux allures de cauchemar raconte une prédation des femmes par l’homme dans une forêt. Mais les héroïnes se transforment progressivement en sorcières vengeresses, à force d’invocations et de rites ancestraux. She will est l’histoire d’un renversement des rapports de force et d’une volonté de puissance assumée des femmes.

II. UNE QUÊTE CONTEMPORAINE DU SOI : SE RÉAPPROPRIER UN HÉRITAGE ANCESTRAL

Mais la sorcière moderne existe aussi ; les années 1980-2000 sont la gloire d’une « Generation Hex » (« génération sortilège »), ces jeunes qui grandissent avec Harry Potter ou Charmed, et on retrouve dans les foyers poupées vaudous, talismans, sels et sachets étranges. Aujourd’hui, des phénomènes sur les réseaux sociaux comme Witchtok sur Tiktok ou Instagram fondent des communautés de femmes qui présentent leurs autels décorés d’herbes, de bougies et de cristaux, de talismans, leurs grimoires, expliquent avoir un lien privilégié avec la nature et une connexion médiumnique avec l’au-delà, réalisent des rituels et des sortilèges de protection, de succès, d’amour, parfois des maléfices, tirent les cartes, utilisent des pendules, conjurent le mauvais œil, se fient à l’astrologie, la divination, l’énergie de la lune…

Ces rituels quasi chamaniques prônent une reconnexion primaire avec les énergies et assument l’idée d’un féminin sacré ou d’une femme fatale qui ne doit sa puissance qu’à elle-même (dark/light feminine energy). Ainsi, la sorcellerie (blanche) s’associe au développement personnel, en prônant une spiritualité alternative à la recherche de paix intérieure, de ressourcement et en interrogeant traumatismes et blocages pour gagner en maîtrise de soi.

La sorcellerie se dissocie de toute religion – spiritualité compatible avec toutes les croyances, elle se présente davantage comme un pouvoir revendiqué et une idéologie ; un moyen de se réattribuer un savoir ésotérique et féminin longtemps condamné par la violence, aujourd’hui librement vécu et exploré. Elle propose aussi une alternative aux injonctions technologiques et scientifiques modernes qui perdent du sens au regard des urgences politiques, écologiques et sociétales – la reconnexion avec la nature (écoféminisme) pour contrer la destruction environnementale par exemple. Mais comme toutes tendances, la sorcellerie n’échappe pas au capitalisme. Si certaines en ont fait leur profession, proposant tirages de carte et contact avec les défunts en échange de rémunération, sur la plateforme Etsy on peut aussi retrouver un véritable business, commercialisant des kits de débutants (huiles, cartes de tarot, pierres et feuilles de thé).

La sorcière devient en ce sens une figure symbolique et mutable, sorte de catalyseur des revendications contemporaines. Ses figures culturelles réécrites par le féminisme moderne – de Circé, à Médée, en passant par Morgane, la méchante reine dans Blanche-Neige ou la Reine des Neiges – tendent à affirmer que le pouvoir des femmes n’a rien d’une malédiction.

5). Layla Martínez : grignotées par les ombres

Ce livre revisite le genre gothique dans la chaleur brûlante d’une Espagne de légendes. Passé et présent se confondent dans l’histoire des générations pour fouiller les secrets d’une bâtisse hantée par les souvenirs et les jalousies. Un roman féministe, aux frontières de la sorcellerie et de la folie.

6). Chris Vuklisevic : l’identité ou le charme du secret

Chris Vuklisevic signe un roman doux-amer au réalisme magique envoûtant. S’il prend d’abord des allures de conte merveilleux grâce à ses images vives et dérangeantes, il déjoue bien vite les préjugés traditionnels qui collent à la peau des sorcières pour en tirer le portrait nuancé de jumelles en quête de vérité, torturées par les silences et les violences intrafamiliales.

7). Julia Armfield : Londres par gros temps 

Julia Armfield peint un tableau liquide, métaphore de la fluidité du temps, des genres, des désirs en opposition à la permanence des traumatismes. Ce roman d’ambiance explore la singularité des individus à travers trois sœurs sorcières, qui gèrent au mieux le deuil, l’absence, la mémoire abimée et les violences intrafamiliales alors que la pluie tombe en continu sur Londres.