Ce texte est le journal d’un ghosting existentiel
Le jour où j’ai ghosté ma vie
Je ne sais plus quel jour c’était. Un mardi, peut-être. Un jour sans goût. Un jour qui s’excuse d’exister. J’ai décidé de faire un break. Pas d’un travail : je n’avais plus d’employeur depuis que LinkedIn m’avait mis en « sommeil prolongé ». Pas d’un amour : je ne répondais déjà plus à mes messages sur les applis, et le dernier « Salut, ça va ? » de Tinder remontait à un siècle prépandémique. Pas d’un groupe, d’un engagement, d’un objectif. J’ai fait un break… de moi-même.
J’ai mis mon Moi en mode avion. J’ai désinstallé mes pensées récurrentes, supprimé les notifications de l’inconscient. J’ai cessé de me répondre, et croyez-moi, c’est un soulagement d’échapper à son propre harcèlement moral. Je n’ai plus rouvert mes mails : j’avais peur d’y trouver des relances de ma lucidité. J’ai cessé de me regarder dans les miroirs, ces complices de l’illusion rétinienne. Il fallait laisser l’image se dissoudre, rendre le flou à lui-même.
Je suis entré dans une zone blanche. Ni lumière, ni ombre. Un silence d’intérieur. Plus qu’un break, c’était une grève douce, un sabotage discret de la performance intime. Je n’ai plus pris de café le matin. Le café appelle le réveil, et je voulais me débrancher. J’ai laissé mes nerfs en RTT prolongée. Je n’ai plus pris de rendez-vous avec moi-même : ni psy, ni journal intime, ni promesse de reconstruction.
Quand un inconnu m’a demandé ce que je faisais dans la vie, j’ai répondu :
— Je suis en pause.
Il a ri. Il croyait que je parlais de vacances. Une « pause méritée ». Le fantasme bourgeois du retour à soi sur fond de hamac. Je n’ai pas corrigé. Il aurait fallu tout réécrire. Ce break n’était pas un luxe. C’était une disparition. Un effacement méthodique du soi performant. J’ai voulu devenir introuvable. Pas mystérieux. Introuvable. C’était le début de la fin, ou peut-être la fin du début. Je ne sais plus. Il y a un moment, dans toute chute, où le sol devient une hypothèse. J’y entrais.
La grève existentielle
J’ai appelé ça une grève. Pour me donner un peu de noblesse. Une cause. Un verbe actif. Mais en vérité, je n’avais pas de revendications. Rien à négocier. J’étais mon propre patron, mon propre ouvrier, mon propre licenciement. La grève n’était pas contre un système extérieur. Elle était dirigée contre l’usine intérieure. Celle qui tourne jour et nuit pour produire du « moi ». Du « moi crédible », du « moi vendable », du « moi qui va mieux ».
J’ai refusé de m’améliorer. Refusé de lire les dix conseils pour redevenir aligné. J’ai boycotté mes applications de méditation. Supprimé mon mot de passe Canva. Jeté à la mer les bullet journals et les intentions de pleine lune. Je ne voulais plus devenir la version premium de moi-même.
Au début, c’était grisant. Ne rien faire. Ne rien vouloir. Ne rien poster. Une forme rare de jouissance. Une émeute douce contre l’identité. Mais très vite, j’ai découvert un paradoxe : même la désertion est exploitée. L’algorithme a flairé ma disparition comme un produit de niche. Instagram m’a proposé des retraites silencieuses à Bali. Spotify m’a suggéré une playlist « Revenir à soi : slow & sad ». Mon absence est devenue tendance. Ma chute, une esthétique. J’étais en grève, mais ma grève avait du style. Le capital adore les poses en dépression douce.
Je ne savais pas que j’étais devenu un segment. Un vide à remplir. C’est là que j’ai compris : même ma disparition rapporte. J’étais un silence monétisable. J’ai commencé à soupçonner quelque chose. Une imposture. Le break ne me libérait pas. Il me recyclait dans une autre forme de conformité. Une identité de repli. Une posture de fatigue. Le néo-burnout comme nouvelle norme.
Alors j’ai éteint mon téléphone. Pour de vrai. Plus d’écran. Plus de veille. Plus de lumière bleue. Juste le blanc. Le blanc de l’arrêt.
Le quotidien du ghosting
Journées blanches. Silence intérieur. Déconnexion douce, presque liquide. Je n’avais pas disparu. J’avais juste glissé hors de moi. Je ne répondais plus. À personne. Pas même à mes propres pensées. Je vivais à côté. Lentement. En marge.
Le téléphone, éteint. Les fenêtres numériques, scellées. Mais dans un coin de ma tête, ça continuait de tourner. Même sans moi, mes données faisaient leur vie. Elles vibraient quelque part, dans le grand dehors des serveurs, comme des doubles agités, en quête d’interaction. Je les imaginais danser sans moi sur les places de marché. Offrir mes goûts, vendre mes silences, clignoter en absence. J’étais là, immobile, et pourtant quelque chose de moi s’agitait encore ailleurs. Une version fantôme, toujours joignable. Une ombre connectée, que je n’avais pas réussi à désactiver.