ANALYSE. À mesure que notre société se complexifie, du fait de la division du travail et de la spécialisation des secteurs d’activités induites par le libéralisme, nos existences semblent perdre en substance propre, devenant comme progressivement transparentes. La langue elle-même subit un double mouvement puisqu’elle s’enrichit de mots nouveaux, que ce soient des anglicismes, des termes techniques, la dénomination d’objets de consommation, ou des notions désignant des phénomènes de société, mais dans le même temps, elle ne cesse de s’appauvrir en un simple instrument de communication. Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la littérature ? 

Nos langues contemporaines sont plus que jamais les langues de sociétés éclatées. On aurait pu croire que la mondialisation, avec l’accroissement des flux des biens et des personnes et le développement des technologies de l’information, amènerait à une uniformisation générale. Il n’en est rien. Quand les cultures traditionnelles reculent, les sociétés ne cessent de s’atomiser en sous-culture et en communauté d’intérêts de tailles variables et plus ou moins autonomes. Les sociétés de la connaissance contemporaines sont des organisations humaines aux informations morcelées entre des marchés spécialisés dont émergent de nouveaux types d’expressions. 

L’éclatement du langage est aussi celui de ses supports. Nous ne rédigeons pas de la même manière un texte écrit à la main ou à l’ordinateur. Nous n’usons pas tout à fait des mêmes modes d’écriture par mail ou par SMS. Il y a une spécificité des messages vocaux et dans les échanges qu’ils produisent qui les distinguent non seulement des échanges écrits, mais encore des échanges oraux spontanés. Les algorithmes de certains réseaux sociaux favorisent certains types de contenus ou les restreignent volontairement.

On assiste en même temps, paradoxalement, à un rétrécissement du champ lexical et un appauvrissement syntaxique de la parole publique. Les débats complexes d’autrefois laissent place aux formules au sens où l’entend Alice Krieg-Planque (2009), c’est-à-dire «  un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire ». On peut à titre d’exemple citer les expressions « devoir de mémoire » ou « fracture sociale ».

Le paradoxe n’est évidemment qu’apparent. L’appauvrissement de la parole publique est un symptôme de l’éclatement de nos sociétés du fait la division des tâches en groupes spécialisés qui ne peuvent plus communiquer entre eux que par slogans. Ces derniers agissent alors comme plus petit dénominateur commun sens. Le débat public est devenu un carrefour d’incompréhensions réciproques. 

Chacun d’entre nous semble en effet condamné à vivre dans son couloir de pensées, d’habitudes et de croyance prévisibles, renforcées par un accès à informations dicté par les algorithmes et notre classe sociale. De sorte que notre langue courante, déterminée partiellement par notre environnement, est à la fois le produit de notre position dans la société et un vecteur de conditionnement.

La langue de l’entreprise ou la langue de la fausse action

L’usage de la langue au sein des entreprises n’échappe pas à ces évolutions. La langue y est en effet un outil de communication interne et externe, horizontal et vertical, formel et informel. Une multiplicité de termes spécifiques propres à des secteurs d’activité ou à de nouvelles pratiques de travail est donc apparue, avec une grande part d’anglicismes. Évidemment, dans cette galaxie d’acteurs économiques, la langue d’une grosse industrie, qui a une part importante de son activité à l’international, n’est pas tout à fait la même que celle d’une très petite société locale ou artisanale ou de restauration rapide. De même qu’il n’y pas une entreprise, mais des entreprises, il n’y a pas une langue de l’entreprise, mais des langues propres à chaque entreprise. Chaque écosystème a sa parole. Et au sein de cet écosystème, le lexique ou le niveau de langue employé dans le cadre formel d’une réunion ou d’un échange informel entre collaborateurs ne sera pas tout à fait la même entre elles ou encore que langue employée avec des interlocuteurs externes, qu’ils soient des institutions, des clients ou des fournisseurs.

Cependant parmi ces modes expressions, on peut retrouver des caractéristiques similaires dans l’ensemble des entreprises parce que propres à la nature même de toute entreprise. C’est une langue commune d’organisations qui, quels que soient leur milieu et leur type d’activité, existent pour agir sur leur environnement en produisant des biens et des services au sein de marchés concurrentiels. Et parce qu’elle fait battre le cœur de l’économie, l’entreprise comme unité institutionnelle est donc le lieu par excellence de production de la langue de notre société moderne. Déterminer ce qui lui est spécifique, c’est dessiner l’éthique de notre société.

Dans une étude intitulée Langage managérial et dramaturgie organisationnelle, de Nicole D’Almeida et Cendrine Avisseau, une partie de l’article est consacrée à l’analyse des « prises de parole institutionnelles (engageant l’institution, son crédit symbolique et financier) ».

Il en ressort que les éléments qui composent ces prises de paroles se distinguent par un style « stéréotypé et marqué par l’a-syntacticité. Ce style elliptique, condensé à l’extrême s’exprime sous la forme de tableaux, de listes et de phrases compactes apparaissant sur écran géant dans les incontournables diaporamas, powerpoints ou slideshows ». Le recours à des logiciels de présentation « accentue la dimension prescriptive du discours managérial, car il dresse le cadre d’expression, ses séquences, son rythme, celui d’une forme type de message, mobilisant la formation de ph...