FICTION. Dans cette fiction poétique viscérale et sensible, Diana Carneiro interroge la manière dont la question du consentement, au cœur des débats contemporains, reformule en profondeur notre vie sexuelle, le rapport que nous avons à notre corps et à notre propre existence.
Cette réunion était loin d’être hasardeuse. Elles se trouvaient là à la demande de leur mère, qui avait convoqué chacune sans prévenir les autres. Le lieu-mémoire les attendait et le spectre de leur mère, gardienne des souvenirs, avait ouvert le portail.
La lettre est posée là, presque invisible, sur le chevet de leur mère.
Elles sont arrivées, une à une, dans ce chalet qu’elles connaissent trop bien.
Lucie, Nina, Jeanne, trois noms, trois sœurs, trois vies éclatées,
Réunies sans le savoir,
Appelées par cette femme qui leur a donné la vie mais jamais les mots.
La maison de vacances, cette bulle d’un autre temps,
Les murs épais, les fenêtres fatiguées,
Tout semble inchangé,
Sauf elles.
Lucie n’a jamais aimé revenir ici.
Lyon, sa ville, son refuge,
Loin des faux-semblants, des sourires tirés,
Des dîners où les vérités sont avalées aussi vite que les silences s’installent.
Elle s’est exilée, volontairement,
La dernière de la fratrie à se laisser piéger dans ces souvenirs
Qui, pour elle, n’ont jamais eu de goût sucré.
Mais elle est là,
Parce que sa mère lui a demandé
De venir
Et qu’elle s’est résignée.
Nina, l’artiste, cachée derrière sa toile,
Les corps, les ombres, l’intime exposé sur ses œuvres.
Elle qui, dans ses couleurs, trouve une échappatoire,
Sait qu’ici, elle ne peut rien fuir.
Les souvenirs la rattrapent,
Les fantômes insistent,
Ils tirent sur ses vêtements,
La poussent à revivre des moments qu’elle aurait préféré laisser derrière.
Mais elle est là,
Parce que sa mère lui a demandé
De venir
Et qu’elle s’est résignée.
Jeanne, l’éternelle rebelle,
Celle qui a tourné le dos aux conventions,
Qui a défié les attentes,
Traductrice de mots étrangers,
Mais incapable de comprendre ceux de sa propre famille.
Ses amours dérangent, sa liberté fait peur.
Elle s’est construite loin d’elles,
À Berlin, parmi ceux qui ne la jugent pas.
Mais elle est là,
Parce que sa mère lui a demandé
De venir
Et qu’elle s’est résignée.
Pour leur mère,
Elles avaient fait ce trajet-là.
Au bout du trajet,
La lettre est là, immobile,
Attendant d’être lue.
C’est Jeanne qui la trouve,
La première à poser les yeux sur cette confession,
Écrite de la main tremblante d’une mère
Qui n’a jamais su parler.
Les murs du chalet semblent se rapprocher,
Le silence devient lourd,
Comme si le lieu-même attendait de voir leurs réactions.
La lumière dorée du salon filtre à travers les rideaux poussiéreux,
Comme un rappel cruel que certaines choses,
Aussi belles soient-elles,
Peuvent cacher des secrets innommables.
Jeanne lit,
Et son monde s’effondre.
Lucie et Nina entrent dans la pièce,
Leur sœur est au sol,
Les larmes inondent son visage.
La lettre tombe de ses mains,
Elle est maintenant pour elles.
Et elles lisent…
« À cette époque, on ne disait ni oui ni non. On subissait, en silence, les poings serrés de terreur dans nos poches. Il me terrifiait, cet oncle, une ombre qui hantait mes nuits. Aujourd’hui encore, en écrivant cela, mes mains tremblent. Bien qu’il soit maintenant décédé, il est toujours vivant. Car il vit encore en moi. Il est dans chaque silence que je garde et dans chaque souffle que je retiens. Des fois, j’ai l’impression de le revoir. J’ai l’impression de l’entendre à nouveau.
Je n’ai jamais pu m’en débarrasser, jamais réussi à m’en libérer. Ce poids m’a façonnée, m’a modelée dans une ombre que je n’ai jamais pu dissiper. Il m’a façonnée et modelée dans cette obscurité dans laquelle je suis cloitrée.
Mais aujourd’hui, je n’ai plus le choix. Je dois me débarrasser de ce silence pour que vous aussi vous débarrassiez des vôtres et du mien.
Je vous ai regardées, mes filles, grandir dans une liberté que je ne pouvais pas comprendre, une liberté qui m’était étrangère. Vous, dans votre force, dans cette génération capable de dire non là où je n’ai su que survivre.
C’est vrai, toute ma vie, j’ai fui ce mot, le « non », parce qu’il était effrayant pour moi. Mais vous, vous l’avez apprivoisé, vous l’avez crié. Et c’est là que je n’ai pas su vous suivre. Votre liberté, votre force, m’ont à la fois émerveillée et effrayée.
Aujourd’hui, je vous demande pardon. Pas pour mes faiblesses, mais pour ces silences. Pardon pour ces conversations jamais eues, pour ces moments où je détournais le regard qu...