Autrice, docteure et traductrice, Julia Kerninon a dirigé Être mère, paru en mai aux éditions de L’Iconoclaste. Aux côtés de six autrices, elle nous raconte la maternité, sa puissance et ses tempêtes.

Manon Galinha : Quand vous a-t-il paru urgent de parler de la maternité en littérature ?
Julia Kerninon : Les enfants sont entrés dans mon travail au fur et à mesure qu’ils entraient dans ma vie. Petit à petit, et notamment au travers des retours des lecteurices, j’ai commencé à comprendre que c’était un sujet beaucoup plus politique que je ne l’avais pensé au départ. Avant d’avoir des enfants, je n’avais pas pleinement conscience du fait que j’étais genrée. Je ne pensais pas qu’il y avait de différence fondamentale entre l’homme qui partageait ma vie et moi. Quand j’ai eu mon premier bébé, j’ai été genrée d’un coup, assignée à une place féminine : c’est à moi que la CAF envoyait les papiers administratifs, c’est sur moi que l’on portait un jugement, c’était moi qui devais avoir toutes les réponses. Être réduite à mon rôle de femme et de mère, voir mon espace se refermer, ou plutôt découvrir que cet espace avait toujours été plus petit que ce que je pensais, m’a mise très en colère. J’ai décidé d’écrire à partir de cet espace, d’essayer de dire la vérité. Quand j’écrivais Toucher la terre ferme (Iconoclaste, 2022), je voulais écrire sur la maternité sans la raconter ni comme le plus beau rôle de ma vie, ni comme un massacre. Je n’avais pas deviné que ça parlerait à ce point à d’autres femmes. Je crois profondément que ce qui est décrit dans les livres nous autorise ou nous interdit dans la vie réelle. J’essaye de représenter les mères comme elles sont vraiment : complexes.
“Il y a cette vieille rengaine antique, Aut liberi, aut libri (« Soit des enfants, soit des livres »), mais il faut simplement inventer des façons de faire que ce soit possible.”
MG : Vous décrivez l’ouvrage collectif Être mère comme une « galerie d’œuvres d’art sur la maternité ». Comment avez-vous choisi les six autrices qui vous accompagnent ?
JK : J’ai d’abord cherché six autrices de ma génération qui se trouveraient être aussi des mères, et qui accepteraient d’écrire à ce sujet. Je les ai invitées à utiliser leurs outils d’écrivaines pour raconter leur expérience. Elles m’ont rendu exactement les textes que je voulais. Elles ont poussé les limites au maximum, Claire Berest par exemple dans « Pas du gâteau » nous livre un texte très audacieux en termes de densité, une seule et même phrase qu’elle annonce dès le début : « j’ai deux enfants, c’est le présent pur tous les jours, il n’y a pas de point, à peine de virgule, c’est une seule phrase perpétuellement commencée ».
J’avais envie de vrais textes littéraires, parce que la maternité, comme tous les sujets dits féminins, est antagoniste avec la notion même d’art. Les femmes sont traditionnellement associées à l’intérieur, à la vie domestique, l’obéissance, la nécessité, or la littérature, comme toute forme d’art, est au contraire un domaine de transgression. L’idée même qu’une mère de famille soit capable d’être une artiste, c’est contradictoire. Pourtant, nous sommes là. Comment peut-on être à la fois une mère et une artiste ? La meilleure façon de répondre, c’est peut-être précisément de produire des œuvres d’art qui le démontrent.
MG : Lorsqu’on est écrivaine et que l’on devient mère, qu’est-ce que cela fait à l’écriture ? Et inversement...