Autrefois on appelait l’armée « la Grande Muette », cette arche sainte par-delà les partis qui n’avait pas le droit de vote. Aujourd’hui, l’entreprise est notre Grande Bavarde. Elle exporte son langage, colonise la vie et croit, peut-être sincèrement, parler au nom du monde du travail. Elle a tort.

Vous avez remarqué ? Ça arrive souvent. Vous feuilletez un magazine, et vous tombez sur un article alléchant, par exemple « Amour et travail font-ils bon ménage ? ». Mais voici le sous-titre : « Rien de moins romantique que le bureau ? Détrompez-vous ! ». 

Vous vous attendiez à ce qu’on parle du monde du travail. Seulement, il faut croire que de ce monde du travail, vous ne faites pas partie, puisque vous n’allez pas au bureau. Vous êtes paysanne, éboueur, ouvrière, professeur des écoles, médecienne, artiste-auteur, vendeuse, homme de ménage, boulangère, serveur, taxi, docker, jardinière, aide-soignant, comédienne, marin, libraire, chômeur, circulez, vous n’êtes pas de ce monde, vous n’êtes pas de ce siècle. Aujourd’hui le travail est tertiaire, le temps est à l’entreprise, l’espace est open-space

Cet article, vous auriez pu le trouver dans les pages de Elle ou de Marie-Claire, mais cette fois, c’était sur le site de Philonomist, dérivé de Philosophie magazine qui « se donne pour mission de décrypter le monde […] et enfin d’émanciper l’individu en lui proposant une réflexion neuve sur le sens de son travail et de son engagement dans la vie active ». C’est à l’entreprise que la philosophie prête son outillage conceptuel le plus élaboré ; et l’entreprise, formée d’individus, se retrouve chargée de dire et de penser le monde du travail auquel elle se superpose par un jeu de glissants synonymes. 

Bien sûr, la philosophie jusqu’à nos jours a pensé le travail selon bien d’autres modèles. Les articles de Philonomist eux-mêmes, exemples d’une philosophie hors-les-murs (de l’université) qui cherche à embrasser le réel contemporain, offrent un éclairage bienvenu sur les pratiques et le vocabulaire de l’entreprise, dévident les pelotes de mots parfois creux, introduisent des concepts fortement critiques. 

Dans un article consacré aux visites d’entreprises, nouvelle pratique touristique des Français, on entend une jeune commerciale s’exclamer au milieu d’une usine : « J’adore ! C’est Disney pour moi ! ». L’article ne manque donc pas de s’interroger : « Et les salariés dans tout ça ? N’y a-t-il pas quelque chose de gênant à […] voir ce qui constitue notre quotidien considéré comme exotique par autrui ? Vous imagineriez-vous, vous-même, pris en photo par des touristes allemands alors que vous êtes occupé à remplir un tableur Excel ou à envoyer des e-mails ? » Or, la comparaison entre point de vue de la salariée et point de vue de la lectrice de Philonomist « exotise » la salariée de l’usine : c’est elle, autrui.

On comprend qu’il y a anguille sous la langue : d’un côté, l’entreprise s’étend telle une pieuvre, se substitue à des mots comme structure, société, magasin, lieu de restauration, lieu de spectacle, voire la surannée usine ; de l’autre, il est clair que pour le vous auquel s’adresse l’article, l’entreprise est une constellation de logiciels, de courriels, et ne se vit pas au niveau d’une ligne de production. 

Si le propre d’une idéologie est de farder d’une apparence naturelle des structures socio-économiques entièrement construites, alors la plus grande élaboration idéologique de notre temps est peut-être celle qui donne à croire que l’entreprise peut parler au nom du monde du travail, car elle serait la forme par excellence dans laquelle s’accomplit le labeur humain. N’y a-t-il pas eu création d’un million d’entreprises en France en 2022 d’après l’INSEE ? Certes, mais les deux tiers de ces entreprises entrent dans le régime du micro-entrepreneur : ce ne sont pas des entreprises, en réalité, mais des travailleuses. 

Le langage de l’entreprise est aveuglé, incapable de dire ce dont et à qui il parle vraiment

Le costume craque aux entournures. Car le langage de l’entreprise est aveuglé, incapable de dire ce dont et à qui il parle vraiment (moi qui ne suis pas du milieu, je lis des articles entiers de Welcome To The Jungle sans deviner à quels métiers peuvent bien correspondre les conditions de travail évoquées), incapable de concevoir que malgré les immenses mutations économiques passées et présentes, le secteur de la communication, de la tech, du marketing, etc., ne saurait prétendre à résumer l’esprit du temps. Les statistiques de la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) rappellent, s’il en était besoin, la diversité des métiers exercés en France et des contextes professionnels. À quoi riment tous les débats sur le télétravail pour une tourneuse-fraiseuse ou un travailleur du BTP ? 

Et pour une écrivaine, alors ? 

Depuis la Covid, quand j’emporte mon ordinateur dans le train, quand je vais quelque part pour écrire, on me dema...