Derrière l’inceste, il y a le silence. Un grand vide blanc comme un suaire, qui creuse la chair à l’abri des regards. Ce que permet le cinéma, c’est justement de faire surgir la vérité, de fissurer les façades, de confronter les monstres-humains. Mais pour dénoncer l’inceste, montrer ses mécanismes ne suffit pas : il faut changer les regards. En nous plongeant dans les yeux des bourreaux, le cinéma nous confronte à la vérité indélébile, celle des victimes.

« Les viols avaient lieu pendant le week-end, et pendant les vacances ».
C’est une scène comme dans un film d’été, une carte postale. Persiennes entrouvertes, en fin de sieste : le ciel s’évade, plane au-dessus des toits sur Holidays, le tube fétiche de Michel Polnareff, avec ses notes sidérales au ukulélé. La caméra s’avance d’un pas chaloupé, et effleure l’embrasure, la fente bleue du bois, d’un mouvement souple que rien ne saurait interrompre. Pas même cette voix et ce qu’elle vient de fracturer. Cette voix pourtant – celle de Christine Angot, réalisatrice du documentaire autobiographique Une Famille – dévie l’image comme une didascalie. Son but est simple : derrière l’apparence, le tableau bourgeois de vacances, déjouer le simulacre, révéler ce qui hante réellement chaque pixel, la contamination qui perdure, dévore tout, s’infiltre… Ce que cette voix raconte, c’est son parasitage : accroché à la rétine, l’inceste brouille la vie, comme un filtre déformant. Christine Angot en parle comme d’un second regard, qui se superpose, convoque sa propre lecture des choses ; elle ne verra plus jamais les carrés de sable, les stations balnéaires de la même manière. Dans la légende d’Oedipe, bien sûr, le fils incestueux choisit de s’y soustraire, poinçonnant ses globes d’agrafes d’or, rendant sa faute – celle de n’avoir rien voulu voir, justement – à la nuit. Le choix de Christine Angot est différent. Sa voix guide le spectateur et lui partage un peu de ce regard, pour qu’il éprouve son poids, et apprenne à voir par delà les choses, révèle les monstres qui y dorment. Sûrement, dire l’inceste au cinéma vient de ce pari fou : pas tant avouer, faire avouer, que de charger les yeux de ce surplus de vision. Transmettre un regard, qui vienne contredire la surface qu’on se contente de voir. Parler pour rompre, ébrécher.
“Le cinéma nous prête les yeux du monde monstrueux, celui qui détourne le regard. Puis lentement, par petites touches, il nous révèle l’écart, la faille béante.”
Confronter le monde qui glisse
Le point de départ que l’inceste suppose, c’est le glissement : glissement total, d’un corps qu’on tire, qu’on impose, glissement des liens, du réel… Les victimes contemplent cette chose irréversible qu’on les a fait devenir ; sens dessus-dessous, comme ces tableaux de Picasso où le visage oscille, cette phrase de Hans Bellmer : « l’image de la dent se déplace sur la main, l’image du sexe sur l’aisselle, celle de la jambe sur le bras, celle du nez sur le talon ». Vu de l’extérieur du monde, rien n’a bougé, c’est le propre de l’inceste : rien ne s’ébranle, rien n’avoue la brèche. Mais cette (très) jeune fille qui marche dans Dalva, d’Emmanuelle Nicot, la bouche pe...