Le virus de la rage ressemble à une balle. Personne n’y a jamais pensé.
Peut-être parce que la France est considérée comme pays indemne depuis 2001. Officiellement, on ne meurt plus de la rage que par « importation » – encore un terme qui devrait faire glapir la meute. La rage est là pourtant. Elle louvoie de foyers en foyers. La gueule ouverte en balafre sur nos écrans. Elle porte de petites lunettes rouges qui vous sourient avec la certitude du « bon sens », une écharpe tricolore peut-être, un titre cathodique, un compte Twitter. Ou juste rien. Sans étiquette, tapie dans l’anonyme, elle flotte au-dessus de nos têtes à l’affût, le temps d’incubation.

Inutile de se mentir. Observons-nous cinq minutes dans la glace, pour y guetter
les signes. La haine s’étend mais tout le monde regarde midi à sa porte. Jamais autant de mosquées incendiées, de saccages de souillures, hier encore. Jamais autant de synagogues en feu. Les chiens peuvent aboyer à l’annonce des chiffres, sous-peser le malheur, le palper, le ravaler, le broyer en petits tas de viande, en faire des confettis. La rage est une balle, une maladie. Dans le silence, un jour un chien se lève pour en mordre un autre. Et de chien en chien, de la source du mal à nos extrémités, de proches en proches, de l’animal à l’Homme.

Aboubakar Cissé, 57 coups de couteau un petit matin de prière.
Hichem Miraoui, 5 balles.

Djamel Bendjaballah broyé au sang sous les yeux de sa fille. Et puis Bayonne, Brest, ou le rav Elie. Le viol de Courbevoie, les flammes de la Grande-Motte, Rouen, les croix gammées, les crachats, les coups et les injures publiques. Qui s’en étonne véritablement ? Le sang coule depuis des années et avec l’apathie ; Ilan, Myriam, Arié ou Gabriel. 23 ans, 24 jours de torture et brûlé vif. 7 ans, une balle dans le ventre, une dans la mâchoire. 5 ans, trois tirs et deux dans le crâne. 4 ans, et une tétine dans la bouche. Le diagnostic est clair. La France est toute atteinte. Elle est malade de son Autre. Le croyant, « le bigot », « la main de l’étranger ». Musulmans, juifs, arabes, noirs, sans-papiers. Il suffit d’une faille, une égratignure, une petite blessure d’orgueil, un complexe à lever et la maladie fait son lit. Le symptôme est le même. La haine ne tourne pas autour de la langue, elle est coincée dans l’œil. Un cillement, et l’orbite bouge trop vite à la recherche du visible. Un jour la djellaba, le voile ou la kippa. Un jour la barbe ou les tsitsit. Ma famille a été épargnée. Ma sœur a quitté le pays en 2007. Mon père ne regarde plus la télé. Quand elle revient, je dois lui expliquer que nous ne sommes chez nous nulle part, et qu’il faut savoir toujours disparaître. Et chaque fois le même cirque. De polémiques en polémiques. « Communautaristes », et « séparatistes », mangeurs de pains au chocolat, voleurs d’œufs ou de poules, « grands-remplaceurs », « ensauvagés » ou « pénuristes ».

« Des millions d’Algériens peuvent sortir un couteau dans le métro, dans une gare, dans la rue, n’importe où, ou prendre une voiture et rentrer dans une foule ». C’est ce qu’on entend sur les plateaux. On ricane à l’heure de la soupe sur les bouteilles d’eau dans les toilettes, « les ablutions après les pets », les brocs en étain sur les éviers. Je ne sais plus vraiment quoi lui répondre, à ma sœur. Quand on n’a plus rien à critiquer, ni « le bruit et l’odeur ». Les chiens attaquent la propreté.

Vous pouvez écrire sous pseudonyme, vous pouvez cacher votre nom, votre visage, vos croyances, revient sans cesse sous votre rétine le souvenir du premier coup, du premier regard, de l’humiliation en bouche, du mot de travers, raclé du fin fond de gorge, le glaireux, le maudit, celui que l’on vous assène assorti d’un coup de boule. Plein phare sur le nez.
Ce nez que l’on n’insulte jamais assez pour vous rappeler que votre faciès n’est pas d’ici, que vous êtes trop bronzé·e, que vous ne l’êtes pas assez, que vous parlez bien arabe ou trop peu. Que vous êtes trop pratiquant·e ou étrangement
agnostique.

Vous êtes toujours questionnable sur l’échelle de l’image-type, de l’idéal, de l’archétype. L’idée de notre avenir nous précède. Tout le monde a son avis. C’est un mal qui infirme. L’incapacité à être soi nous modèle autant que le préjugé ; le terroriste, la pute huileuse ou le banquier du vice. Nous ne sommes toujours qu’une équation à résoudre, chiffrable. Un poison insoluble. Chaque époque son « problème ». Chaque « problème » sa « question ».

Les miennes sont simples mais me hurlent dans le ventre la nuit. Qui inoculera
le sérum ?

Qui, de mes ami·e·s, de mon amour, ou de mes proches.

Qui tombera le premier ?