L’écriture organique de Lidia Yuknavitch, brillamment traduite par Guillaume-Jean Milan, transforme en mots souffrance et jouissance, choisies ou subies. Paru en France en 2014, ce texte poignant et fougueux dit l’inceste sans le dire, en racontant les séquelles bien davantage que les faits, déductibles de tout ce qui les entoure, de la peur, et de la rage, cette rage qui inonde presque chaque page. Son adaptation par Kristen Stewart présentée à Cannes en mai dernier permet ainsi de remettre en lumière cette œuvre impétueuse qui porte un regard singulier sur les enfances brisées, lui redonnant son titre original, The Chronology of Water.  

L’eau comme principe, motif qui court d’une page à l’autre, enveloppe et emporte, écartèle et rassemble – la chronologie autant que les corps. Celui de Lidia a tout connu, tout subi, victime innocente d’une famille souffrance puis victime consciente d’un instinct autodestructeur résultant d’une enfance effarouchée, d’une maison « construit[e] » par « la colère de [son] père ». Mais plus tard, il y aura « la maisonarbre », ce « sanctuaire » qu’elle aura créé avec la famille qu’elle se sera inventée. Plus tard, elle remplacera l’alcoolisme de sa mère, la vodka et l’Estée Lauder par son amour absolu pour son fils, la violence du père par la présence immuable d’Andy, son roc. 

Fragment après fragment, « flashs rétiniens » après « flashs rétiniens », l’autrice raconte les apparences, les éclats, la rage, la terreur, cachant ce qu’il n’est pas nécessaire de dire ou d’écrire. 

« Avant que mon père soit mon père, c’était un garçon. Juste un garçon. Avant que je le haïsse, je l’aimais. »

Les exactions, les abus, la maltraitance sont évidents, mais restent pour la plupart sous la surface de l’âge adulte et de leurs conséquences – « la rage et les abus de mon père dans ma voix et mes mains, dans ma peau même ». Des images s’impriment sur la page et restent dans l’œil, petite fille recouverte par la neige tassée de l’État du Washington, jetée dans un lac glacé ou filant sur un vélo inarrêtable jusqu’à la fin de la pente. Puis, plus tard, anguille dans un couloir de nage, mère qui ne peut pas le devenir, cendres sur le visage, celles des générations passées et futures. 

Le corps qui flambe, l’eau qui soustrait au monde 

L’inceste se devine tout juste, ne s’impose jamais au lecteur, et il ne s’agit pas là de fausse pudeur de la part de Lidia Yuknavitch. Elle a conscience de son corps et de ses limites qu’elle repousse toujours plus loin, de la douleur qu’elle lui impose, de son impuissance sur terre et de sa vigueur dans l’eau qui l’embrasse et qu’il fend, cette eau dans laquelle elle veut s’immerger pour échapper au monde – boire et « vivre des trucs » pour s’absenter, se désincarner comme sous la surface, où tout est « ralenti et épaisseur » tandis que « les autres font un peu penser à une ...