5 cafés. 5 rencontres. Matis Leggiadro nous dresse le portrait vivant d’une nouvelle génération d’artistes et de créateurs à l’occasion de sa série Portraits d’artistes: les battements du vivant.Rencontre avec l’artiste et photographe Linda Tuloup.
Linda Tuloup me donna rendez-vous Place Martin Nadaud. Café Les Foudres. J’arriverais en avance, comme à mon habitude. Et Linda s’empresserait de me rejoindre. Une attente légère qui me laisserait le temps d’étudier l’arrivée de la photographe et réalisatrice. En terrasse, il fait froid, et l’air glacé n’invite pas à se confesser. Surtout pour celle qui s’anime par les feux et me convie aux foudres. En quinze minutes, tout Paris passa, mais surtout la lassitude. Du métro jaillissaient des pas pressés et, dans mon dos, de surprenants corps ballants, espiègles goélands, m’aguichaient. L’entrée de Linda Tuloup, je ne la manquai pas. Fourrure léopardée aux épaulettes rapportées en simili-cuir noir. Chemise en jean boutonnée jusqu’au cou. Léger rouge à lèvres. Vernis rouge. Et de petites bagues dorées. On ne rate pas les artistes. Et puis le regard et le sourire : grands et clairs. Reste à connaître l’humeur.
— Comment allez-vous ?
— Je suis heureuse. (j’entends « je suis rose ».) Et à la fois, je traverse la perte. Celle de mon grand-père. C’est un amour qui s’en va.
— Comment s’appelait votre grand-père ?
— Henri. Enfin, moi je l’appelais « papillon ».
— Que vous a-t-il apporté ?
— Le sens de la liberté.
C’est ainsi qu’une demi-humeur acidulée entamait la rencontre. Linda Tuloup n’a pas l’habitude de commencer ainsi, sur le deuil. Elle invente un mot à la minute et me dit : « Bon, ce ne sont que des tergiversations. » Mais en fait, elle croit l’inventer, or il existe bel et bien. L’accident de la fortune.
« À force de tergiversations, il a manqué l’affaire », nous rappelle l’Académie française.
Mais Linda Tuloup est loin de manquer l’affaire.
Née en Savoie, elle fait ses premiers pas en Côte-d’Ivoire et y reste jusqu’à ses trois ans. C’est dans sa vingtaine affirmée que l’évidence de Paris et du quartier Château-Rouge, pour « ses couleurs, ses sens », s’impose. Des études de psychologie, aussi. Pourtant, rien de ce cours de vie ne percute. Aussi me semble-t-il que cela ne soit pas important pour celle qui se sait imprécise avec l’existence et mangée par l’inconnu. Quand je lui demande des dates, Linda Tuloup m’arrête en souriant :
— Je ne suis pas très précise avec le temps.
Ce sentiment de dépassement l’anime, dans un élan transcendantal renouvelé. Le substrat créatif de l’artiste est essentiellement d’arrière-plan, loin des premières pièces de la conscience. Et les fulgurances créatives partagent la composition du motif de sa vie avec des états silencieux où il n’y a rien à dire.
Ce monde intérieur est, chez Linda Tuloup, un vécu analogique car si la chambre est un lieu de divine concoction du drame, elle est avant tout la forêt et « la forêt est la chambre ». Les espaces se télescopent. J’y vois l’absolue surimpression de l’intérieur sur l’extérieur. Et c’est là une lecture-clé du travail de Linda Tuloup, dont la main pensante et vernissée soutient un visage rêveur.
— Je suis particulièrement réceptif à vos séries Le Grand Océan et Du pays des songes, plus ancienne. Vous abusez largement de la surimpression à l’argentique, pourquoi ? Qu’est-ce que cette technique évoque en vous ?
— J’ai l’impression de voir sans voir. Je me doute de ce qui adviendra, mais le résultat relève toujours de l’apparition.
La série Brûlure, effectuée au cours du premier confinement, en 2020, propulse aujourd’hui Linda Tuloup en tête d’affiche de la photographie française. Il n’est plus question de surimpression mais de surimposition du feu sur la gélatine du polaroid. Le feu, matériau absolu, un des moins dépréciés du monde terrestre, s’abandonne en fluides gras. Naissance d’un massacre adipeux et odoriférant, aux fleurs folles et chancelantes.
— Je suis toujours un peu au bord de la falaise.
— Vous êtes votre sujet dans cette série ? Est-ce important ?
— Non… je ne m’y attache pas tellement.
— Que représente la brûlure, telle que vous l’avez pratiquée sur les images de votre corps ?
— C’est amusant, je me rappelle bien ne pas avoir réussi ...