FICTION. Lors d’une nuit solitaire, la narratrice parcourt une application de rencontre, à la recherche d’un profil qui se démarquera des autres. Ici, aucun « je » ne s’exprime, laissant place à un « tu » qui pourrait désigner n’importe quelle femme. Le texte nous plonge dans une quête de validation qui subit la superficialité des échanges romantiques contemporains. Là où l’amour est à consommer plus vite qu’un swipe, la narratrice s’interroge : pourra-t-elle être aimée pour ce qu’elle est, devra-t-elle se conformer à un rythme qui ne lui convient pas, ou sera-t-elle condamnée à la solitude ?

Ton téléphone est posé, sa face avant tournée vers le plafond. Il est situé sur ton deuxième oreiller qui reste toujours vide et placé à la gauche du tien. Tu ne dors jamais sur celui-ci parce que tu as ton côté du lit, même si tu dors toujours seule. Ta chambre est plongée dans le noir presque complet. Tu n’arrives pas à dormir et n’entends rien à travers tes bouchons en mousse vissés dans tes oreilles. Tu prends ton téléphone en main et tu attends quelque chose.

Cette nuit, le lit est trop chaud et trop grand pour toi. Tu ressens une légère fatigue qui n’est pourtant pas suffisante pour t’endormir. Une notification illumine l’écran d’accueil de ton téléphone : « Profitez de Tinder Gold à -50% ! ».

Tu ouvres l’appli, comme si tu connaissais son chemin par cœur. Tous les concurrents de la file d’attente des visages semblent te gueuler « choisis-moi », mais tu sais déjà que tu n’en choisiras aucun.

Les profils s’activent sous ton pouce. Autant de lignes produites pour te donner envie d’en savoir plus. Tu les enchaînes par réflexe, et puis aussi parce que tu aimes considérer toutes tes options. Tu aimes quand tu sais qu’ils te regardent. Tu ne voudrais pas te couper du monde. Tu crains le silence total. Tu aimes quand tu sais qu’ils te désirent. Tu crois que c’est parce que tu veux continuer à avoir la certitude qu’il existe d’autres gens quelque part, donc tu restes branchée sur ceux qui se déplacent dans le cercle de kilomètres autour de toi.

T’as tellement swipe left que ce sont toujours les mêmes visages qui se proposent à toi en boucle. Tu commences à les reconnaître et à les collectionner dans ta tête comme on connaîtrait l’entièreté des habitants d’un petit village.

Adrien a 29 ans et il aime le cinéma ; il a les sourcils froncés et regarde hors-champ. Tu te dis qu’il essaie sûrement de se donner un air grave et ténébreux. Sa dernière photo a un filtre Snapchat qui lui fait des cornes diaboliques rouges néon juste au-dessus de sa coupe taper. Tu penses que ça fait bête alors tu passes au suivant. Il y a Diego qui est « OK pour court », ce qui te semble être une façon polie de dire qu’il voudrait bien baiser avec plusieurs meufs en même temps, probablement sans se protéger, avant de se plaindre quand l’une d’elles lui dira qu’il lui a refilé un champignon. Étienne a 30 ans et ne cherche rien de sérieux mais pense à préciser qu’il sait faire à manger, offrir des fleurs et reconnaître ses « tords à la con ». Adriano a 23 ans et lèche goulûment une glace sous le soleil. Mathias est au restau sur les photos qui composent son profil. Sa chemise blanche indique qu’elles ont toutes les deux été prises le même jour. Il semble t’assurer qu’il a suffisamment d’argent pour t’inviter à manger dehors. Tu l’imagines faire un photoshoot spécifiquement pour ça, dans une mise en situation que tu trouves carrément cringe et tu passes au suivant.

Un autre type a une bio qui te fait t’arrêter pour réfléchir : « Je cherche uelue chose mais je sais pas uoi ». Tu ne comprends pas pendant un instant, puis tu lâches un « aaah » à peine audible.

Tu te dis que la bio qui t’intéressera vraiment devra être différente. Quelque chose comme : « Je ne sors pas avec quelqu’un pour me marier. Je ne sors pas avec quelqu’un pour avoir des relations sexuelles. Je ne veux pas d’enfants. Je ne veux pas être seul quand je mourrai. Je veux qu’on se souvienne de moi. Je prendrai soin de toi si tu prends soin de moi. S’il te plaît, change mes couches quand je serai vieux. Dis-moi si j’ai oublié de prendre mes médicaments. Dis-moi que tu m’aimes avant d’aller me coucher. Chaque soir. Sois-là. S’il te plaît ». Par exe...