Pénitence, le second roman de la Britannique Eliza Clark et le seul pour l’instant traduit en français, réussit à recréer un univers où cette version la plus malsaine de nous-mêmes, à laquelle Internet donne accès, n’est pas un décor, mais plutôt la matière même du récit.

Tumblr ou le paradis des weirdos
Pénitence constitue le roman tumblrcore par excellence. D’emblée par son thème : plus qu’un roman policier sur le meurtre sordide d’une adolescente par ses camarades de classe la nuit du Brexit (le tout dans une station balnéaire en perdition), c’est un livre sur la fascination commune à toutes ceux et celles qui ont grandi dans l’influence des creepypasta et d’obscurs forums dédiés à tout ce qui touche au malsain à grande échelle – tout en étant de niche. Il s’agit d’être plus hardcore ou moins mainstream que tout le monde : évacuer Tim Burton et aller plus loin que Columbine pour les massacres de masse (« ne pas s’arrêter aux serial-killer d’entrée de gamme »).
Dans la ville où se déroule l’intrigue, le morbide prend de nombreux visages : les pseudo-légendes vikings, les procès pour sorcellerie, les meurtres et les noyades, tout renvoie à la manière dont on peut toujours broder autour du moindre fait-divers pour lui donner, sinon une teneur épique, du moins la possibilité de devenir le sujet d’un podcast, souvent de très mauvais goût. Ajoutez à cela le fait que le seul journal papier cité est le tabloïd local, partie intégrante des scandales lorsqu’un personnage secondaire avec un handicap mental décide d’une vengeance toute personnelle contre les goélands, ou qu’il s’agit de diffuser en exclusivité les photos de l’adolescente arrêtée par erreur. Seuls Internet et la rumeur peuvent donner forme aux récits.
La tumblrification, extrêmement maîtrisée, du récit va plus loin. D’emblée, le livre s’ouvre sur un disclaimer : le narrateur, un journaliste sur le retour a été accusé d’avoir triché avec la vérité (nous ne saurons exactement que dans la fausse interview du Guardian qui clôt le roman). Le livre que nous tenons entre nos mains n’est pas la version originale mais le récit expurgé. Nous voilà prévenus : le narrateur ne sera pas fiable. Il se débat d’ailleurs pendant le récit avec sa propre mise à l’index, pour son implication dans des scandales journalistiques. Pourtant, c’est lui qui endosse la plus grande partie de la narration, y ajoutant à intervalles réguliers des conseils pour réussir son true crime, comme celui par exemple de s’intéresser aux conséquences de la tragédie dans les vies des amies de la victime, et pas seulement de sa famille. Comme dans Serial, le podcast star qu’il cite d’ailleurs avec envie (tout en s’en distinguant : notre lecture ne sera pas « interrompue par des publicités pour matelas »), il raconte également la manière dont il a réussi à obtenir des interviews exclusives, gagner la confiance des mères et des sœurs (que ce soit de la victime ou des meurtrières) pour pouvoir rendre compte de leurs hésitations et leurs tressautements
Mais le roman est aussi un patchwork de modes d’expressions déjà datés – puisqu’Internet va si vite : les SMS, Tumblr (le récit retracé intègre des extraits du blog d’adolescence d’une des meurtrières, majoritairement centré sur les comédies musicales), ses messages anon et ses fandoms toujours plus obscurs, des retranscriptions de podcasts spécialisés dans le true crime, des commentaires de courriers des lecteurs de tabloïd, des extraits d’articles Wikipedia sur la ville fictive mais pourtant étonnamment réaliste dans sa décrépitude de Crow-on-Sea. Le récit reprend souvent la forme des podcasts (dans une généalogie avec les romanciers français du XIXᵉ?) : si c’est nécessaire, on arrête l’action. Mais à la différence de Balzac, ce sont vingt pages de quêtes annexes qui nous attendent, et non pas d’analyse entomologico-sociale du réel.
Internet n’est pas que ça, bien sûr (un tel discours est sans cesse ajouté par les tenants du c’était mieux avant) mais Internet est aussi ça, surtout pour les adolescentes se retrouvant au ban du groupe. Pas tout à fait les nerds, parce que c’est trop rare chez les filles (internet est aussi sexiste) mais les filles bizarres – et le roman interroge : jusqu’où Internet et la violence ...