Autrice sulfureuse, figure tutélaire de l’alt-lit, semble partout et nulle part à la fois. Après la parution de son premier récit, Quel but ai-je servi dans ta vie ?, dont la réception fut plus que brutale, elle disparaît complètement d’Internet et du monde des lettres. Son œuvre, mêlant récits sexuels, captures d’écrans et photos intimes, continue de fasciner. Où est passée Marie Calloway ? Sur des forums obscurs, cette question obsède celles et ceux qui continuent de la lire. 
Ce brillant récit, mené par Estelle Normand, prend la forme d’une enquête hallucinante dans les limbes du web. Il est surtout l’occasion de brosser le portrait de cette écrivaine majeure, et de poser cette question vertigineuse : faut-il s’acharner à percer le mystère d’un être qui veut à tout prix se faire oublier ? 

Quand j’ai reçu le vocal de Victor un samedi de novembre pour me proposer d’enquêter sur Marie Calloway, j’ai tout de suite accepté. Je ne mesurais pas encore la folie d’une telle proposition. Je n’imaginais pas les heures englouties dans le vortex d’Internet à écumer d’obscurs forums, de pages Tumblr supprimées, de sites qu’on n’aimerait mieux pas visiter. Victor m’avait quand même prévenue : depuis une dizaine d’années, Marie effaçait ses traces, elle voulait disparaître. J’avais acquiescé, trop fascinée par la figure de cette autrice hors norme, trop impliquée par la lecture de son livre d’une intimité jamais rencontrée en littérature, et surtout persuadée de trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Internet n’oublie jamais, c’est bien connu. Le temps était venu pour moi de mettre cet adage à l’épreuve. D’abolir les limites spatio-temporelles. Victor me laissait carte blanche pour déterrer les cadavres, j’allais tenter de m’y employer.

quel but ai-je servi dans ta vie est le premier roman de Marie Calloway, initialement paru sous le titre what purpose did I serve in your life en 2013 chez Tyrant Books, publié en  2019 par les éditions Premier degré pour la traduction française augmentée d’un avant-propos et de notes explicatives. Livre inclassable, sorte de compilation de ses textes parus en ligne (première parution de « Portland, Oregon / 2008 » et « Prostitution, première expérience » sur Thought Catalog, « Jeremy Lin » et « Merci de m’avoir touchée » sur Vice, « Adrien Brody » via Muumuu House), son hybridité est évidente : récits de ses expériences sexuelles, notamment de prostitution, photos intimes, captures d’écran de conversations privées, photo-montages de messages haineux reçus suite à ses publications… Cette anthologie d’un genre nouveau et d’une liberté insolente a fait basculer sa vie. Réaliser son rêve de devenir autrice aux côtés des représentants de l’Alt-lit – comme Tao Lin sur lequel elle écrira un texte qui frustrera bon nombre de lecteurs – fut le début de l’enfer pour elle. La parution chez Muumuu House du controversé « Adrien Brody » relatant sa relation avec un homme marié bien plus âgé qu’elle, écrivain et journaliste influent, lui conféra instantanément une notoriété à laquelle elle n’était pas préparée : des centaines d’inconnus se mirent à la harceler sur ses pages Facebook et Tumblr car trop sulfureuse, trop crue. Avant-gardiste.

La renommée de Marie a aujourd’hui dépassé le cercle fermé de l’Alt-lit. Icône de la Pop Culture, elle est devenue sur les réseaux sociaux une référence dont on peut se moquer en toute impunité : « Non, pas celle-là. L’autre autrice : celle que vous aimez » (« No, not that one. The other writer. The one you love »).

Pendant trois mois j’ai roulé son nom sur ma langue, tentant en vain de percer son mystère. Marie « Calloway » sonnait à mes oreilles comme « Call away » que j’interprétaistantôt comme un appel du lointain, tantôt comme un cri qui me repoussait au loin. Tenter de retrouver sa trace m’a évidemment posé des questions éthiques dont la principale était : comment et pourquoi écrire sur une personne qui a été harcelée en ligne au point de désirer disparaître ? Sans parler de la peur de la trahir ou de la jeter à nouveau en pâture. Seule la conviction de la faire connaître m’a décidée à poursuivre mes recherches et à arpenter le web, quitte à remuer la merde.

Je découvrirais assez rapidement que si Internet n’oublie pas, partir en quête de Marie était aussi difficile que de pister une ombre. Un paradoxe. La toile a beau regorger de ses textes explorant sans fard des pans entiers de sa vie sexuelle (https://muumuuhouse.com/mc.fiction1.html, https://www.vice.com/en/article/jeremy-lin-by-marie-calloway/, https://thoughtcatalog.com/marie-calloway/2011/04/how-to-make-money-in-london/) et de ses photos dénudées (elle sera même bannie de Facebook une journée à cause de publications trop explicites sur son mur), on ne connaît en fait pas grand chose d’elle. De plus amples recherches m’apprendraient que de Marie on est en fait sûr ni de son origine, ni de son âge, ni de son nom.

Face à l’immensité de la tâche, j’ai choisi de recourir pour la première fois de ma vie à l’intelligence artificielle. Chat GPT étant gavé de tout un tas d’informations en ligne, je pensais qu’il me permettrait d’aller plus vite dans mes recherches en centralisant les dernières traces laissées par Marie. Grave erreur. Pour combler le vide, Chat GPT n’a rien trouvé de mieux que d’inventer un ultime texte publié soi-disant en 2020 par The Baffler, « A Life in the Day of Marie Calloway », dans lequel elle se confronterait « à la réalité de l’exposition de soi à l’ère numérique, où le prix de la visibilité est parfois la destruction de soi-même ». Bref, ne demandez jamais à un robot de faire un boulot qu’un journaliste peut faire, brillamment qui plus est. C’est ainsi que je suis tombée sur l’enquête approfondie menée par Scaachi Koul (« Marie Calloway Was Reviled By The Internet. Then She Disappeared. », article publié sur Buzzfeed le 5 octobre 2021, https://www.buzzfeednews.com/article/scaachikoul/marie-calloway-alt-lit-writer) qui m’en apprendrait plus sur Marie que n’importe quelle autre recherche. La reporter avait en effet pu interviewer certains de ses proches et remonter le fil tant bien que mal, Marie refusant de s’exprimer. Selon l’article, même ses amis, pour la plupart rencontrés en ligne, ne semblent pas tous au courant de son identité. Au début des années 2010, elle se présentait sur Thought Catalog comme une jeune écrivaine dont les intérêts incluent la sexualité, le marxisme et la musique pop. Elle précisait également dans sa bio être une étudiante vivant sur la côte Ouest des États-Unis. Elle aurait suivi des études sur le féminisme, comme le laisse penser son compte Tumblr rempli de citations de livres de sociologie traitant de cette question.

En enquêtant sur Marie, je m’attendais à tomber sur une avalanche de commentaires haineux et de menaces, mais ce ne fut pas le cas. Je ne retrouverais que des traces de dénigrement de la scénariste Sarah Nicole Prickett, interviewée par Tao Lin et revenue ensuite sur ses déclarations (article de Buzzfeed op. cit.).

Sarah : Oui – Mary MacLane. Elle était furieusement talentueuse, oui.

Tao : Vous aimiez – enfin, vous n’aimez probablement pas Mary Calloway, non ? Son écriture.

Sarah : [quatre ou cinq secondes de pause] Je ne sais pas si c’est déjà une écrivaine, c’est tout.

Tao : Qu’est-ce qu’il faut pour être un écrivain ?

Sarah : [encore cinq ou six secondes de pause] Peut-être qu’elle est une écrivaine. Je ne pense pas qu’elle fasse autre chose. Je dirais qu’elle semble être une bien meilleure écrivaine que travailleuse du sexe, je dirais ça.

Sans parler du chapitre de son livre consacré aux photo-montages d’insultes qu’elle a reçues sur ses réseaux sociaux, seul un article publié en 2013 sur Vice (https://www.vice.com/en/article/marie-calloway/) témoigne de la violente réception de son livre, par des hommes comme par des femmes. Elle y est décrite tantôt comme une prédatrice, piégeant des hommes d’âge mûr, tantôt comme une jeune fille en mal d’attention. La controverse autour de ses écrits et de sa personne fut telle que son éditeur américain annonça sur Twitter le refus de son imprimeur dans un premier temps d’imprimer son livre, preuve s’il en fallait encore une, du côté précurseur et clivant de son œuvre.

Clouée au pilori parce que vue comme une pute ou comme une mauvaise victime, Marie paraissait indéfendable dans les années 2010. On lui reprochait souvent sa froideur, son détachement. Car, si ses écrits traitent de ses rapports sexuels, ils ne sont pas pour autant érotiques. Leur force réside en effet dans le côté clinique de sa plume, peut-être dû à un traumatisme sexuel qu’elle évoque dans « Portland, Oregon / 2008 » (Losing Your Virginity, Thought Catalog), récit de sa première fois. Ce qui m’a particulièrement marquée dans ce texteest sa capacité à toucher à l’universel, quand elle se lève en plein milieu de la nuit pour se regarder dans le miroir à la recherche de ce qui est aimable en elle. Elle n’y trouve rien. Je ne peux m’empêcher de voir dans cette impossibilité de s’aimer le point de bascule qui l’amènera à s’abîmer dans des relations sexuelles aussi extrêmes qu’insatisfaisantes.

Loin de romantiser les relations sexuelles, Marie met en lumière ce dont on ne veut pas se souvenir : le sale, la gêne, les temps morts, la culpabilité, l’humiliation, la honte. Le rejet. L’horreur et la misère du désir et de la fusion des corps. Quand on se sent comme une merde après une histoire de cul qu’on intellectualise alors qu’on ne devrait pas.  

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