Je retrouve Şener à son atelier, au 8 rue Vian. C’est une petite rue oubliée, à deux pas du très fréquenté cours Julien. Comme tout le quartier, la rue est recouverte de graphs, mais elle est aussi plus calme. C’est un lieu où l’on passe plutôt qu’on ne s’y arrête. 

Devant l’atelier, des photos en différents formats sont exposées sur un présentoir en bois. L’espace est partagé entre huit artistes, peintres, illustrateurs ou photographes. L’Atelier 72, c’est son nom, participe aussi régulièrement à des événements tels que PAC-OFF et OAA (Ouvertures d’Ateliers d’Artistes), aux côtés de nombreux autres ateliers de Marseille.

Şener Yilmaz Aslan y travaille depuis deux ans, sur un petit bureau, près de la porte d’entrée. Le phénomène de gentrification qui gangrène Marseille semble avoir en partie épargné cette rue, mais ce n’est qu’une impression. L’atelier risque de devoir fermer ses portes et d’être remplacé par… un concept store ou bien une boutique de fripes « vintage ». Les artistes sont en relation avec plusieurs associations pour s’assurer que le local reste bien un atelier. 

D’Istanbul à Marseille

Le premier séjour de Şener en France date de 2020, lorsqu’il obtient une bourse Erasmus aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence. Pendant cette période, il loge à Marseille, comme de nombreux étudiants du campus d’Aix. Il s’imagine déjà y revenir, y séjourner plus longuement après son parcours Erasmus. De retour à Istanbul pour la suite de son cursus, il est incarcéré lors de la manifestation du 8 mars, alors qu’il documente les violences policières contre les femmes trans. 

Les séjours en prison, il en a malheureusement l’habitude, puisqu’il a été incarcéré à six reprises, toujours pour des durées courtes d’un à deux jours. Grâce à l’aide de ses avocats, et soutenu par ses professeurs et camarades des Beaux-Arts, il parvient ensuite à revenir à Marseille et à poursuivre son cursus à Aix. Pour son mémoire de Master, il a réalisé un book sur l’histoire d’une femme trans réfugiée à Marseille. Mais, bien que son mémoire ait été validé par le jury, l’administration de l’École ne lui a pas permis de réaliser son exposition de fin d’études car il n’avait pas passé de certification en langue française. En signe de protestation, Şener a présenté l’an passé à l’Atelier 72 une exposition intitulée « Diploma OFF ».

Après son retour à Marseille, Şener a été accompagné par l’Atelier des artistes en exil. Il y rencontre de nombreux artistes qui se trouvent dans des situations similaires à la sienne. Certains deviendront de véritables amis, dans cette ville où il ne connaît personne. L’Atelier aide notamment Şener à trouver des lieux d’exposition, comme le Coco Velten, et à s’orienter au sein de la bureaucratie française.

Jongler avec l’art et le militantisme

Şener développe son travail à la fois dans un sens documentaire et artistique. C’est aussi la base du travail du photographe américain Philip-Lorca diCorcia, qu’il cite comme l’une de ses influences majeures, aux côtés de Carolyn Drake ou encore Jeff Wall, entre autres.

Şener recherche de plus en plus le point de rencontre entre le réel et la fiction, les moments où la vie se transforme en scène de théâtre. On lui demande bien souvent si ses photos sont posées, si les décors sont le résultat d’une scénographie, mais ce n’est que rarement le cas. 

Certains motifs sont récurrents dans son travail : la mer, les manifestations, la fête. À Marseille, certains événements permettent de les rassembler, comme le carnaval indépendant de la Plaine, qui a lieu chaque année en mars. C’est une occasion d’expression de revendications politiques et de défoulement social. Ces photographies parviennent à saisir l’énergie folle, le mouvement et le rejet radical des normes.

Şener ne se rend pas aux manifestations en tant que simple photographe o...