Figure tantôt monstrueuse, tantôt émancipatrice, la sorcière a toujours hanté le grand écran. Du cinéma expressionniste allemand (Häxan, 1922) aux représentations plus contemporaines comme The Witch (2015) ou Les Sorcières d’Akelarre (2020), elle incarne tour à tour la peur de l’inconnu, la révolte féminine et l’oppression systémique. Mais derrière la fiction, une histoire bien réelle : celle d’une traque orchestrée, d’une répression qui, sous des formes renouvelées, n’a jamais cessé. À travers le film de Pablo Agüero, cette critique explore comment le cinéma se fait l’écho d’une mécanique de domination qui traverse les siècles.

On a beau l’imaginer avec son chapeau pointu, son chaudron qui fume et son chat noir, la sorcière n’a pas toujours été ce personnage de pop culture qu’on voit aujourd’hui. Derrière l’image un peu kitsch d’Halloween et facétieuse des contes pour enfants, on oublie parfois qu’elle a d’abord été la cible d’une répression systémique. En réalité, des milliers de femmes ont payé le prix fort pour ce qu’on appelait « sorcellerie » – une accusation qui servait surtout à entretenir la peur et à justifier toutes sortes de persécutions.
Dès le XIXᵉ siècle, Jules Michelet a commencé à la réhabiliter dans son livre I et II, La Sorcière de manière historique. Puis, plus tard, Silvia Fédérici, dans Caliban et la Sorcière (2004), a poussé l’analyse plus loin : elle lie la chasse aux sorcières à la naissance du capitalisme et montre comment cette traque a permis de contrôler davantage le corps féminin. Entre le XVᵉ et le XVIIIᵉ siècle, les persécutions ne se sont pas seulement limitées à quelques cas isolés : d’abord, elles ont frappé des communautés entières, puis elles ont fini par isoler les victimes pour mieux briser les solidarités féminines. Résultat : une nouvelle norme patriarcale s’est imposée.
C’est dans ce narratif qu’arrive Les Sorcières d’Akelarre (2020) de Pablo Agüero. Le réalisateur y raconte un événement marquant de la chasse aux sorcières au Pays basque, au XVIIᵉ siècle. On suit un groupe de jeunes femmes arrêtées par l’Inquisition espagnole pour « sorcellerie », et soumises à des interrogatoires surréalistes. Ici, le moindre mot, le moindre silence, peut être retourné contre elles : un système où la culpabilité finit par être construite de toutes pièces, et où se défendre se transforme paradoxalement en preuve supplémentaire.
Sorcières et capitalisme : une répression systémique
On a souvent tendance à voir la chasse aux sorcières comme une impulsion du corps religieux. En réalité, c’était surtout un moyen pour les États centralisés de renforcer leur pouvoir, de contrôler les populations et de mettre un terme à des formes d’organisation qui leur échappaient. Il s’agissait autant d’une question politique et économique que spirituelle. Silvia Federici, dans Caliban et la sorcière, montre que la chasse aux sorcières ne fut pas un simple débordement de fanatisme religieux, mais un processus organisé de régulation de la reproduction sociale et de discipline des corps. Dans le film d’Agüero, on voit très clairement ce mécanisme : les femmes sont d’emblée traitées comme des coupables, avec des accusations de « sourire pervers » ou de « positions obscènes ». On va jusqu’à leur reprocher de « danser pour Satan ». Quoi qu’elles disent, leurs paroles se retournent contre elles.
La répression ne se limite pas à un aspect religieux ou moral, elle s’inscrit dans une dynamique plus large de contrôle des populations, de normalisation des corps et de destruction des solidarités collectives.
Les interrogatoires dans Les Sorcières d’Akelarre ressemblent davantage à des démonstrations de pouvoir qu’à une recherche de vérité. Le juge use de tous les moyens pour pousser les accusées à se contredire : chaque mot, chaque hésitation, devient une preuve à charge. « Tu m’as dit des faits, mais pas la vérité », lance-t-il, avant de conclure : « Je l’ai déduite de tes silences ». Le langage est complètement retourné, transformé en un piège qui ne laisse aucune porte de sortie.
L’accusation de sorcellerie est un outil de spoliation : « Elles seront brûlées et leurs biens confisqués par la Couronne. » dit le juge. L’enjeu n’est pas seulement moral, mais aussi économique et politique. Comme le souligne Fédérici : « Quand on considère que la majorité des accusées étaient des femmes pauvres et paysannes […], on voit que la diffusion du capitalisme rural et toutes ses conséquences ont joué un rôle historique déterminant dans la chasse aux sorcières. »
Le film met également en lumière une autre facette de cette répression : la volonté de supprimer les identités culturelles des accusées. L’interdiction du basque au profit de l’espagnol en est une illustration claire. Les inquisiteurs ne se contentent pas de pourchasser des femmes ; ils cherchent à effacer tout ce qui échappe à l’autorité du pouvoir central. À travers ces éléments, Les Sorcières d’Akelarre ne se contente pas de reconstituer un épisode historique ; il met en évidence un système de domination qui, sous des formes renouvelées, continue d’exister. La répression ne se limite pas à un aspect religieux ou moral, elle s’inscrit dans une dynamique plus large de contrôle des populations, de normalisation des corps et de destruction des solidarités collectives.
De la répression collective à l’isolement individuel
Dans le film, on voit clairement comment cette répression se met en place : d’abord unies, puis peu à peu, divisées. Interrogées l’une après l’autre, elles finissent par se piéger elles-mêmes, forcées de se trahir mutuellement. On leur répète même que « Monsieur le juge connaît leurs pensées mieux qu’elles ». Au départ, c’est le groupe qu’on vise, puis on s’attaque à la personne isolée. Il arrive que l’accusée finisse par avouer, juste pour ...