Dans un récent essai, « Éloge des frontières», l’écrivain et universitaire Régis Debray définit la limite comme nécessaire au sens du monde, à la perpétuation de la vie et s’insurge contre le sans-frontièrisme.
Régis Debray est en colère contre son époque. Un XXIe siècle où il n’y a plus de limites, où il devient impossible de distinguer l’être du paraître, «les affaires publiques des intérêts privés», le citoyen de l’individu. Comment penser les réalités indéfinies et confuses de notre monde?
On se contente d’idées reçues comme celle que le progrès de la société se trouve dans l’effacement des frontières. Un principe qui nie la réalité d’un monde dans lequel «27 000 kms de frontières nouvelles» ont été dessinées «depuis 1991».
Sur une centaine de pages, Régis Debray dépeint la notion de frontière comme une nécessité intellectuelle et morale.
La frontière est ce qui donne du sens à notre monde. Elle est la première réponse au néant de l’espace et de l’existence. «Comment mettre de l’ordre dans le chaos? En traçant une ligne. En séparant un dehors d’un dedans.» «La ville des villes», Rome, est fondée à partir de rien par une limite, le Pomerium que trace Romulus dans le sol avec un soc de charrue. La fermeture de la frontière produit des formes de sacralité, autrement dit ce qui a le plus de sens dans nos existences. Le tombeau est fermé, tout comme le sanctuaire qu’on ne peut forcer. En France, la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen permettant la distinction de notre pays dans le monde (au même titre que l’Habeas Corpus pour l’Angleterre), «reste encoffrée à Paris dans une armoire blindée». (Notons que chez Régis Debray, la liaison entre l’idée à démontrer et l’exemple très concret l’illustrant est parfois brutale.)
“La frontière est ce qui donne du sens à notre monde. Elle est la première réponse au néant de l’espace et de l’existence”
Il faut dire que l’auteur est en lutte contre l’uniformisation du monde. La frontière est ce qui permet d’«enfoncer un coin d’inéchangeable dans la société de l’interchangeable, une forme intemporelle dans un temps volatile», «sauvegarder l’exception d’un lieu et à travers lui la singularité d’un peuple». L’être se définit par rapport à l’extériorité du non-être. Une communauté, un monde n’existent que par rapport à l’extérieur. Parler de l’humanité, comme de la communauté de tous les hommes vivant ensemble, n’a aucun sens sauf si cette communauté rencontre des extra-terrestres. L’humanité pourrait alors poser ses frontières terrestres face à une altérité extérieure. Mais la frontière, telle que la pense Régis Debray, n’est pas facteur d’exclusion. Bien au contraire. Fâché que Nicolas Sarkozy ait détourné ses propos dans un discours de la dernière campagne présidentielle, le philosophe précise que la frontière est une séparation qui permet l’hospitalité envers l’autre, et appelle au partage.
Elle permet également la perpétuation de la vie, car c’est une surface de séparation avec l’extérieur, sur le modèle de la peau. Il est temps pour Régis Debray, de choisir une des nombreuses et utiles citations de Paul Valéry: «Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau». La frontière offre à l’être une durée. Le Français n’est pas partout chez lui, mais les frontières de lui permettent d’être durablement français.
La frontière, comme la couche cutanée, protège la vie de l’extérieur, mais tout en régulant les échanges avec l’extérieur. L’éloge des frontières de Régis Debray est un pamphlet contre les murs projetés par Marine Le Pen défenseure de l’immigration zéro, et ceux construits dans l’Etat d’Arizona. «Le mur interdit le passage, la frontière le régule.»
Ecrit dans le cadre d’une conférence à la maison franco-japonaise de Tokyo, le texte de Régis Debray démontre la régulation historique de la frontière japonaise qui alterne entre la fermeture et l’ouverture avec l’extérieur.A l’ère Togukawa où les ports sont fermés (1603-1867) succède la célèbre ère Meiji (1868-1912) d’ouverture de la façade nippone. La pensée de Régis Debray est étonnante de diversité des savoirs.
Histoire, géographie et même biologie se mettent au service de sa réflexion sur la frontière, limite protectrice nécessaire à la vie: «pas d’insecte sans kératine, pas d’ovule sans tégument, pas de tige sans cuticule». Ses métaphores concrètes se marient avec un humour des plus acérés lorsqu’il pose la critique du sans-frontiérisme.
Cette pensée n’est selon lui qu’un économisme qui sert à créer un marché plus vaste: «il déguise une multinationale en fraternité.» Un technicisme créant des outils standards pour tout le monde et pour tous les espaces. Au fond un impérialisme, c’est-à-dire l’idée de se croire partout chez soi alors qu’on n’y est pas. L’OTAN, alliance Atlantique, couvre aujourd’hui l’Asie Centrale et la Caucase. «Le devoir d’ingérence est devenue l’eau de rose dont se parfume un empire d’Occident vieillissant».
«Le devoir d’ingérence est devenue l’eau de rose dont se parfume un empire d’Occident vieillissant»
Il est donc nécessaire d’organiser nos mondes sans se noyer dans un réseau universel indéfini, qualifié par l’auteur de «courant d’air», où la vie de chacun et de chaque peuple perd tout son sens, et sans murs impénétrables où l’être intérieur ne peut partager avec l’extérieur. La frontière est bien anti-mur. Une distinction presque insaisissable si on l’on s’arrête au titre du livre, car on se dit que ce n’est qu’un amas de revendications identitaires et nationalistes. Une fois qu’on referme l’ouvrage, on ressent une certaine satisfaction d’avoir franchi la frontière de la première de couverture pour entrer dans un espace plein de sens et de vie.