Rio
Peinture naïve, Rio

« Quand je sortirai d’ici, nous nous marierons dans la ferme de mon enfance heureuse, là-bas, au pied de la montagne. Tu porteras la robe et le voile de ma mère et je ne dis pas ça parce que je suis sentimental, ni à cause de la morphine. »

Voici les premiers mots de Quand je sortirai d’ici, ceux qu’adresse un vieillard délabré à la jeune infirmière qui s’occupe de soulager sa

Quand je sortirai d'ici
Quand je sortirai d’ici, 2012

peine dans quelque misérable hôpital public de Rio de Janeiro.

Ils pourraient résumer tout le roman : ils sont le fantasme terminal d’un homme dont on comprend vite que le seul « ici » dont il sortira est sa vie ; et on devine à les lire qu’il ne sera guère question que de passé, de regrets et de souvenirs, qui resurgiront au gré des équilibres précaires d’un texte qui atermoie jusqu’à la dernière ligne entre romantisme, onirisme et réalisme brut de décoffrage.

 Les plus mélomanes auront sans doute reconnu le nom de l’auteur : Chico Buarque est un des plus célèbres musiciens brésiliens de ce siècle et de l’autre. Avec ses acolytes Gilberto Gil, Caetano Veloso et Darius Milhaud, il est un des pères de la MPB (Musica Popular Brasileira). Ses chansons ont été fredonnées dans le monde entier et reprises en France par les plus grands : Claude Nougaro, Georges Moustaki ou Dalida, pour ne citer que ceux-là.

Peu de gens le savent écrivain, la littérature est pourtant son premier amour ; toute son enfance a baigné dans les lettres : il est le fils du célèbre historien Sergio Buarque de Holanda, qui tenait régulièrement salon à Rio, et a commencé assez jeune à écrire de la poésie, avant de se lancer dans la musique – rendons grâce au ciel : il faillit finir architecte. Il a depuis décidé de mettre sa carrière entre parenthèses et de se consacrer exclusivement à la littérature. Quand je sortirai d’ici est le quatrième roman qu’il publie après Embrouille, Court-circuit et Budapest, tous traduits en France chez Gallimard.

« Quand je mourrai, mon chalet disparaîtra avec moi, pour céder la place à un immeuble. »

Charité bien ordonnée voudrait que l’on commence par louer la qualité de la traduction, qui rend parfaite justice aux subtilités de la plume de l’auteur, mélodieuse et colorée, quand il nous plonge dans les méandres de l’esprit d’Eulálio Montenegro d’Assumpçao, descendant ruiné d’une famille carioca autrefois riche et influente, qui s’éteint lentement dans son lit d’hôpital, dans une fétide chambre commune, en compagnie d’autres miséreux.

« J’entends vos voix et je peux en conclure que vous êtes des gens du peuple, sans beaucoup d’instruction, mais mon lignage ne me rend pas meilleur que quiconque. Ici, je ne jouis d’aucun privilège, je crie de douleur et on ne me donne pas mes opiacées, nous dormons tous dans des lits qui grincent. Il serait même comique que, tout souillé de déjections dans mes couches, je vous dise que je suis né dans une famille huppée. »

Le vieil homme se confronte à sa vie passée et se raconte à sa jeune infirmière, à sa fille et à sa mère, depuis longtemps décédée. Les figures féminines tiennent une place prépondérante dans le roman (la mère, la femme, la fille et les autres), par elles-mêmes ou par les fruits de leurs entrailles, notamment à travers l’image obsédante du lait. Le titre original du roman est d’ailleurs Leite derramado : lait répandu. Ou semence perdue, car ce roman est d’abord celui d’une prestigieuse semence que l’on voit peu à peu se gâter, la saga de sept générations de la famille d’Assumpçao, que l’on suivra de la splendeur à la décadence.

Ce roman est celui d’une prestigieuse semence que l’on voit peu à peu se gâter, la saga de la famille d’Assumpçao, que l’on suivra de la splendeur à la décadence

On y entre du temps où Eulálio, francophone, cultivé et raffiné, se fait offrir des prostituées par son père au Ritz de Paris. On la quitte avec son arrière-arrière petit-fils, voyou presque illettré, né de son arrière petit-fils qui engrossa sa propre cousine, lui-même né dans une prison sordide où croupissait la petite-amie de son petit-fils, rebelle communiste d’obédience maoïste assassiné par la dictature, lui-même né de la fille chérie, Maria Eulália, et de l’homme qui escroqua Eulálio et précipita la famille dans la misère.

Le père et la fille, plus ou moins unis dans l’épreuve, élèveront ensemble tous « leurs » enfants. Ils quitteront la vie de chalet pour des logements de plus en plus exigus, excentrés, mais toujours, en dépit de tout, avec une relative distinction : « Même habitant un logis constitué d’une seule pièce, à une adresse pour personnes déclassées, dans la rue la plus bruyante d’une cité-dortoir, même en vivant dans les conditions d’un hindou sans caste, à aucun moment je n’ai manqué de tenue. Je portais des pyjamas soyeux avec le monogramme de mon père et j’enfilais toujours une robe de chambre en velours pour aller jusqu’à l’appentis dans le jardin où je faisais mes ablutions et mes besoins dans une salle d’eau avec des murs couverts d’éclaboussures et un sol en ciment. Ma toilette était laborieuse car, en guise de douche, il y avait un tuyau capricieux, qui tantôt distillait une eau au compte-gouttes, tantôt la lâchait à grands jets au-dessus de la latrine. »

Sa généalogie écrasante, ses pères illustres qui laissèrent leur patronyme à tant de rues de la ville, Eulálio n’aura de cesse de les célébrer. La pauvreté est peu de choses, finalement, quand c’est l’honneur qu’il faut garder sauf ; jusqu’au bout il faudra être digne de la légende familiale, en respecter les codes et les traditions (à commencer par celle de nommer tous les premiers fils de la famille Eulálio – ce qui pourra plonger le lecteur dans une certaine confusion et, du reste, oblige le narrateur à tenir registre de tous ces Eulálio avec une précision administrative).

Ce roman est aussi, en filigrane, celui de la société brésilienne, du moins celui d’une certaine bourgeoisie, dont l’auteur décrit par le menu l’évolution des us et des mœurs, le culte de l’argent, la corruption sans vergogne, le racisme décomplexé (« … ma mère en me voyant conter fleurette à Matilde, me demanda tout de go si par hasard le corps de cette fille ne dégageait pas une odeur. Simplement parce que Matilde avait la peau presque café au lait… »), l’esclavagisme et, surtout, la profonde superficialité.

Frida Kahlo, Sin Esperanza
Frida Kahlo, Sin Esperanza, 1994

« La mémoire est vraiment un chaos… »

Quand je sortirai d’ici est aussi une réflexion sur la mémoire, qui n’est pas sans rappeler, par certains côtés, les obsessions qui traversèrent toute l’œuvre Hector Bianciotti. Y a-t-il des souvenirs vrais ou ne se rappelle-t-on que de ce qui est déjà la dernière fois qu’on s’est rappelé ? Tout n’est-il que réécriture et fabrication ? Qu’a-t-on réellement vécu et ne fait-on que rêver d’avoir vécu ?

Les souvenirs d’Eulálio sont confus, s’entrechoquent, se superposent, se débattent lequel dans son temps, lequel dans celui des autres. Entre réminiscences trop vivides et pures inventions d’un esprit ravagé, la mémoire d’Eulálio gambade, bute, trébuche, et lui, sans relâche se répète ; c’est ainsi que font les vieux.

La ferme de l’enfance heureuse à Botafogo a depuis longtemps été bradée. Il ne reste rien du chalet de Copacabana détruit et remplacé par le parking d’un immeuble de luxe. Un monde est mort, un autre a poussé sur ses ruines, ainsi que les tours qui ont germé à Copacabana, Ipanema et Leblon, « comme à Manhattan. »

La zone la plus trouble, la plus dense de cette mémoire est la troisième histoire du roman, la plus grande, la plus belle, la plus tragique aussi, celle de Matilde.

« La mémoire est une blessure… »

Car ce roman est enfin celui d’un amour déchirant, trop tôt ravi, qui laissera au cœur d’Eulálio une plaie à jamais béante. Matilde, la fille à la peau café au lait et aux manières un peu sauvageonnes, qui sera tour à tour l’adolescente admirée, l’épouse aimée, la mère de l’enfant adulée, dont on ne sera jamais certain de savoir comment elle quitta sa vie.

La puissance de ce roman est, à mon avis, de parvenir à faire tenir tout cela en une vingtaine de chapitres, sur moins de 200 pages, sans que l’on n’ait jamais la sensation d’un vide ni celle d’un débordement. Cela se déroule dans une espèce d’entre-deux permanent, entre sobriété et forfanterie, entre lucidité et folie, entre espoir et résignation, entre vie et mort.

Le tout raconté d’une plume exquise dont les extraits cités ici ne peuvent que laisser présager les splendeurs. Une réussite sur toute la ligne.

Yann Solle