Jérusalem, Geneviève Normand, 2007

Partages de Gwenaëlle Aubry, paru en août dernier au Mercure de France, et traitant du conflit israëlo-palestinien, est un roman de guerre aux accents poétiques car il consacre, dans une certaine mesure, le pouvoir des images et des mots.

Au début des années 2000 éclate la deuxième intifada en Palestine. Dans ce contexte très violent, les destins de deux adolescentes vont se croiser. Sarah, une juive de New-York, décide d’émigrer en Israël à la suite des attentats du 11 septembre. Leïla, une jeune Palestinienne, reste elle enfermée depuis toujours dans un camp en Cisjordanie.

Sous la forme de monologues alternées, elles racontent une histoire commune, avec des points de vue différents. Ce roman est traversé par une double-voix qui raconte comment la guerre a éloigné deux êtres qui auraient pu se ressembler. Depuis leur naissance, (elles ont toutes les deux 17 ans) Sarah et Leïla ont vécu un conflit qui les a façonnées et détruites.

Elles n’ont pas la même vision de ce conflit qui a commencé, pour Sarah, en 1948 par l’indépendance du peuple juif, et pour Leïla, par l’expropriation du peuple palestinien. Malgré ces différences, elles partagent l’omniprésence de la mort dans leurs vies. Leurs mères respectives rappellent sans cesse les drames et les morts qui font partie de l’histoire familiale. Pour certains, la mémoire donne un sens à la vie, et pour d’autres, elle aliène l’existence.

Ce roman est ponctué de moments poétiques, qui marquent une pause dans le conflit. Lors de ces «cessez-le-feu» littéraires, on goûte à la douceur de la vie en Palestine. «Il n’y avait dans le ciel ni drone ni sirène mais un parfum de terre et d’amandier». La poésie de Gwenaëlle Aubry donne l’impression d’un retour à un passé lointain, à un âge d’or où l’homme n’avait pas encore colonisé la nature.

La beauté de certaines images est remarquable. Comme lorsque Lily une amie de Sarah, décrit son amour pour un certain Joseph: «mes seins sont dans ses mains des grappes de raisin et nos amours plus délicieuses que le vin.» Le plaisir et l’ivresse des sentiments amoureux sont palpables dans une Palestine antique, placée sous le signe de Bacchus, le dieu du vin.

« Mes seins sont dans ses mains des grappes de raisin et nos amours plus délicieuses que le vin. »

La poésie de ce roman est aussi politique. Les paroles de Leïla sonnent comme une réponse à la colonisation israélienne. Enfermée dans son camp, elle trouve une voie de liberté grâce aux mots: « je cours, je vole, je vagabonde, je suis l’éclair et la lumière ils n’ont pas encore réussi à barbeler nos âmes.» Le rire peut surgir de certains dialogues, malgré un contexte dramatique:

«Ici même la lumière est politique, elle brille plus fort dans les quartiers juifs, là où elle se raréfie, tu peux être sûr qu’il s’agit des quartiers arabes.». Mais le rire est-il le signe d’une énergie retrouvée dans la parole, ou d’un abandon de tout espoir sérieux?

La poésie de ce roman réside aussi dans une réflexion sur le pouvoir du langage.

Que peuvent construire les mots dans un monde voué à la destruction? Ils ont le pouvoir «de créer un nouveau monde» dans lequel aimerait vivre Sarah, pour goûter au charme du commencement.

Sans en créer un nouveau, les mots permettent de «redire» ou de réécrire le monde. Sarah tente une réécriture de son histoire, mais seulement par bribes. Leïla est la deuxième voix du roman qui remet en ordre les mots et les souvenirs.

En temps de guerre, les mots prennent une force symbolique contre laquelle il est difficile de lutter. Le père de Leïla tente d’effacer des versets coraniques inscrits sur sa maison dans le camp palestinien, pour éviter une riposte de l’armée israélienne occupante. Cette tentative d’effacer la langue sacrée est considérée comme une trahison par tous les habitants du camp.

Mais le langage reste impuissant face au silence imposé par les vicissitudes de la guerre.

Au sein de la famille, les prénoms sont des mots qui font revivre les ancêtres décédés injustement. Sarah porte le prénom de sa grand-mère, une juive polonaise victime des camps nazis, et Leïla est rappelée au souvenir de son ancêtre, «Leïla l’autre défunte».

Mais le langage reste impuissant face au silence imposé par les vicissitudes de la guerre. C’est le silence de Perla, la mère de Sarah, marquée par l’extermination de la Seconde Guerre mondiale. Son silence, persiste, «par delà les livres et les mots

  • Partages, Gwenaëlle Aubry, Mercure de France, 192 pages, 17 euros 50, août 2012

Alexandre Poussart