Henry David Thoreau
Henry David Thoreau

Zone Critique vous présente son premier article en provenance du blog L’engouement de la puce, qui se propose de revenir sur les soirées littéraires et artistiques organisées par l’écrivain, éditeur et érudit Eric Poindron chaque jeudi, “L’atelier des mots, des pas et des curiosités“. Chaque semaine, Eric Poindron se propose en effet d’inviter un auteur, un éditeur, un artiste ou encore un aventurier pour partager idées et vécu le temps d’une soirée où le tutoiement s’installe naturellement. Partons aujourd’hui a la découverte d’Henry David Thoreau, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois en compagnie du traducteur de son journal Thierry Gillybœuf

2013
2013

C’est un homme aux quinze années de traduction devant lui qui se présente à la porte de l’atelier des mots, des pas et des curiosités. Thierry Gillybœuf a en effet décidé de traduire les quelques 7 000 pages du journal d’Henry David Thoreau (1817-1862), auteur des célèbres Walden ou la vie dans les bois (Gallimard, 1990) et La Désobéissance civile (Mille et une nuits, 1997). Pour l’atelier, le traducteur nous explique comment le philosophe américain l’inspire et pourquoi traduire ses cahiers.

« J’ai toujours aimé lire. J’ai une pensée très émue pour mes professeurs car après huit ans de cours d’anglais, je ne savais toujours pas dire un mot ! J’ai découvert l’anglais plus tard… C’est grâce à un poème de Cummings utilisé par Woody Allen dans Hannah et ses sœurs que j’ai pris goût à cette langue. Je suis retourné voir le film pour retrouver le poème, le retranscrire, je l’ai dit à des femmes que j’ai aimées ensuite… » Peut-on imaginer meilleure manière de trouver sa vocation ? Une initiation qui n’aurait sans doute pas déplu à Thoreau, dont Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir reprend cette maxime : « Il faut sucer la moelle de la vie ».

Quand Thierry Gillybœuf entame l’atelier des curiosités, il commence par faire se réveiller la question de l’influence des traducteurs sur le texte original. L’invité emporte d’emblée l’assistance dans son enthousiasme. À l’évocation des cinq traductions françaises de Moby Dick de Melville, il nous confie – sourire aux lèvres : « J’ai un petit faible pour la version de Giono, car il a donné un autre souffle au texte… Moi, je n’ai pas de dogme en traduction. Je me suis rendu compte d’une chose essentielle : il faut avoir une bonne connaissance de la langue traduite mais surtout une excellente connaissance de sa langue. De toute façon, on ne peut pas être un bon traducteur sans être un grand lecteur. »

« Je suis un passeur. Je refuse d’appartenir à une école. Je suis insoumis, donc très mal vu par la guilde des traducteurs. »

Le compagnon de la poétesse Cécile A Holdban ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur la traduction d’Eugène Onéguine « en vers, en rimes et en rythme » par André Markowicz chez Babel. Mais d’autres phrases, d’autres auteurs continuent encore de lui résister, de le fasciner. C’est le cas de Bartleby le scribe de Melville, livre dans lequel le protagoniste répète à l’envie autant qu’au désespoir « I would prefer not to ». Malgré de nombreux essais, le « Je préfèrerai ne pas » français échoue à rendre la mystérieuse intensité de la formule anglo-saxonne.

« Je suis un passeur. Je refuse d’appartenir à une école. Je suis insoumis, donc très mal vu par la guilde des traducteurs »

L’assistance l’a bien compris : Thierry Gillybœuf est un traducteur exalté, comme ses origines italiennes peuvent le suggérer. Par ses efforts, la traduction devient action. Elle incarne une volonté de partage car, comme il le dit lui-même : « Je suis un passeur. Je refuse d’appartenir à une école. Je suis insoumis, donc très mal vu par la guilde des traducteurs ». Ce traducteur d’Italo Svevo ou Antonia Pozzi se pose sous l’égide de Valéry Larbaud. Ce dernier a écrit un chapitre sur la traduction dans Sous l’invocation de saint Jérôme : « Il y écrit l’essentiel du plaisir qu’il y a à traduire. C’est l’anti-Yves Bonnefoy, dont je ne suis pas un grand amateur (…) La traduction à la base, c’était pour avoir accès à des textes auxquels je ne pouvais pas avoir accès ». Par sa persévérance, c’est maintenant lui qui nous donne la clef, qui ouvre la lecture de certains textes qui nous semblaient inabordables. Comme un passage de témoin.

« Henry David Thoreau était moins un anarchiste qu’un libertaire, moins un écologiste qu’un amérindien ».

Aujourd’hui, c’est dans ce même esprit que Thierry Gillybœuf se fait scoliaste pour travailler sur la traduction du Journal d’Henry David Thoreau (Volumes 1 et 2, Finitude, 2013). L’écrivain américain a publié deux livres de son vivant : Walden et Une semaine sur le fleuve. Si le premier ouvrage était bien connu dans nos contrées, le second n’avait jamais été traduit en français. Par chance, Thierry Gillybœuf a comblé cet oubli : « Au fond, je m’en fiche un peu de traduire Thoreau. Si quelqu’un l’avait fait, je l’aurai acheté. Mais il n’y avait rien, personne ! Donc je m’y suis mis. » Mais force est de constater qu’au fil de la traduction, le personnage l’intrigue autant qu’il l’impressionne.

Loin de dresser une hagiographie du comparse de Ralph Waldo Emerson, le traducteur s’évertue à démythifié le père de La Désobéissance civile. Par des anecdotes, des moments de vie mais aussi le récit de drames liés à la vie du penseur américain, Thierry Gillybœuf livre un portrait touchant de celui qui était « moins un anarchiste qu’un libertaire, moins un écologiste qu’un amérindien ».

L’auteur de Henry David Thoreau : Le célibataire de la nature (Fayard, 2012) nous apprend qu’à 20 ans, Thoreau était instituteur dans le bourg de Concord – refusant de battre ses élèves malgré la pression des autorités. Il faut dire qu’après sa sortie de Harvard en 1837, le jeune diplômé se distingue de ses camarades par des actes de rupture. Il refuse tout d’abord d’acheter le diplôme de l’université. Lors de la remise de ce même diplôme, Thoreau déclame  un discours où il fustige la société commerciale américaine : cause selon lui de la crise économique traversée par les États-Unis. Il refuse également de payer le denier du culte. Enfin, il commence à écrire son journal et inverse l’ordre de ses deux prénoms. Une nouvelle naissance.

Thoreau : « Dans un État injuste, la place du juste est en prison. »

Thoreau exerça différents métiers tout au long de sa vie. Employé dans la fabrique familiale de crayons, conférencier mais aussi arpenteur, il fut même homme à tout faire chez son ami Emerson. « Je veux qu’on retienne une chose essentielle chez lui, nous confie Thierry Gillybœuf. C’est que Thoreau n’était pas un ermite comme Walden a pu le faire croire. Il a essayé de vivre en autosuffisance pendant deux ans, en allégeant ses besoins journaliers. Mais sa cabane était à quinze minutes à pieds de chez ses parents. Il mangeait une fois tous les deux jours chez sa mère ! Il avait une réputation de voleur de tarte aux pommes sur les rebords des fenêtres… Ce n’est donc pas un ermite. Il s’est installé dans la cabane le 4 juillet 1845, comme s’il voulait prendre son indépendance vis-à-vis des États-Unis. » Cette volonté d’indépendance est accompagnée de faits et de déclarations. Dans le bourg où il vit, Thoreau refuse de payer l’« impôt de capitation », qui accorde le droit de vote. Malgré la faible menace que représente les geôliers locaux, il est emprisonné et déclare : « Dans un État injuste, la place du juste est en prison ». La place de ce philosophe était également en pleine nature. En témoigne cette particularité que Thierry Gillybœuf aime à rappeler : Thoreau se baladait avec un chapeau à échafaudage pour récolter tous les types de plantes trouvés sur son chemin et les collait dans herbier le soir. Une anecdote de plus dans cette soirée riche en découvertes,

De la sympathie, de l’étonnement voire de la fascination, tels sont les sensations qui traversent l’atelier d’écriture devant la relation atemporelle qui se noue entre deux hommes, deux pensées. Thoreau écrivait d’ailleurs dans son journal : « Ceux que nous aimons, nous pouvons les haïr. Les autres nous sont indifférents. » Des années plus tard, le scoliaste lui répond : « Nous ne sommes salis que par les gens sales ». Avec Thierry Gillybœuf, nous pouvons être sûrs que la mémoire d’Henry David Thoreau brille de son plus bel éclat.

Liste non exhaustive des personnages et œuvres mentionnées au cours de la soirée :

  • Michel Deguy
  • Pierre François Lacenaire
  • Attila József
  • Mr Arkadin d’Orson Welles
  • Choderlos de Laclos
  • Georges Perros
  • Victor Segalen
  • Paul Éluard
  • Henry David THOREAU, Le célibataire de la nature par Thierry Gillyboeuf, préface de Michel Onfray, Fayard, 2012, 493 pages

François Bétremieux