Photo: Numa Chokrollahi
Photo: Numa Chokrollahi

Zone Critique souhaite une merveilleuse rentrée à tous ses lecteurs ! Et pour commencer l’année en beauté, nous sommes heureux de vous présenter en exclusivité une nouvelle inédite de l’écrivain Mahmoud Chokrollahi, La porte, extraite du recueil L’Heure bleue, à paraître aux éditions Le Soupirail en octobre prochain. Place à la Littérature : 

Octobre 2014
Octobre 2014

Ici, c’est l’ailleurs. Il a ses propres lois. Comme là-bas.

Au début, je pensais qu’aucune loi n’y régnait, mais très tôt, j’ai compris qu’ici tout se passe dans le silence. Dans le calme et le silence. Un calme insupportable. Peu à peu, j’ai accepté, ici les choses sont ainsi. J’ai accepté et je m’y suis habitué. Je me suis habitué à vivre à côté des autres dans un silence indescriptible. Je n’avais pas le choix.

 J’ai deux compagnons. Je ne les ai jamais vus, mais je sais qu’ils montent la garde derrière la porte. Je vois leurs ombres altérer la lumière jaune qui glisse sous la porte. Ils sont deux. Un gardien de jour et un gardien de nuit. Cela fait partie de la loi d’ici. Deux personnes, dans le calme et le silence, me protègent jour et nuit.

Très tôt, j’ai accepté la présence de ces ombres. Ou peut-être, très tôt, j’ai réalisé que je dépendais d’elles. J’avais besoin, dans des intervalles de temps bien définis, des variations de la lumière jaune pâle. Ces nuances de couleur sont mon seul lien avec l’au-delà de la porte. Je dis porte car ici il n’y a pas de mur. Ici, les murs sont inutiles.

Cela fait longtemps que je suis ici. Mais je ne me souviens pas très bien de la date exacte. Ici, une envie étrange d’oubli s’est emparée de moi.

*

Mardi. Il fait beau et le temps est ensoleillé. Je quitte la ville pour passer la journée dans la cabane de mon grand-père dont j’ai hérité. Cela fait partie des habitudes des jours ensoleillés. Deux étrangers, assis devant la cabane, contemplent le lac. Je les connais.

Ils se dirigent vers moi et m’invitent d’un signe dans la cabane. Je m’allonge sur un lit que je vois pour la première fois et regarde fixement le plafond. Il fait une chaleur moite et la cabane sent l’humidité. Je sens une fatigue agréable en moi. Je ferme les yeux et m’abandonne à un sommeil inattendu.

Combien de temps avais-je dormi, je ne sais pas.

Lorsque je me réveillai, la cabane s’était enfoncée dans le silence et l’obscurité. Une lumière jaune pâle se glissait sous la porte. Je fixai la lumière. La lassitude emplissait mon corps. Le calme qui régnait dans l’espace m’opprimait. Je n’arrivais pas à quitter le lit. Je voulus dire quelque chose et ne dis rien. Une ombre se déplaça dans la lumière jaune. Je compris que je n’étais pas seul. Je cédai à la fatigue et m’endormis à nouveau.

La concession est à l’origine du consentement. C’est le vieux compagnon qui disait cela. « Accepter le calme et le silence de la cabane est le premier pas pour atteindre le calme absolu. »

Quand je me réveillai, je n’éprouvais aucune fatigue. Je ressentais une étrange légèreté. Je ne sentais plus la pesanteur de mon corps. Je quittai la cabane et me dirigeai vers la ville. Dans le silence qui hantait les lieux, un léger brouillard dansait sur le lac. Le cœur léger, je pris le chemin de la maison. Devant la porte, deux étrangers m’attendaient.

La fenêtre de ma chambre est ouverte. Le brouillard se glisse à l’intérieur et un léger frisson parcourt tout mon corps. Est-ce le matin ou le soir, je n’en sais rien. La lumière est crépusculaire. Dans l’obscurité de la chambre, j’ai perdu toute trace du temps. Je me ressaisis. Le plafond de la chambre se fend dans le silence. Une lumière aveuglante perce du plafond. Pour la première fois, je sens que quelque chose se passe. Je ne souhaite pas intervenir. Cette attitude, aux yeux du vieux compagnon, est le fruit de ma soumission.

Elle entraîne l’indifférence. Tout se déforme dans le silence, et les sentiments, dans le nouveau monde, n’éprouvent pas le besoin de s’extérioriser.

La fente du plafond s’élargissait petit à petit et j’étais, dans le silence, témoin de la naissance d’un nouveau monde que je devais désormais habiter. Derrière le plafond, filtrait une lumière éblouissante. Le jour sans fin. À partir de ce moment, je passais tout mon temps à la contemplation de la lumière dans le noir. Dans un silence qui faisait dès lors partie intégrante de mon existence.

Je quitte la maison. Je me dirige vers la cabane de mon grand-père dont j’ai hérité. Deux étrangers m’attendent devant la porte sans mot dire. Je m’allonge sur un lit que je n’avais jamais aperçu à ce jour et je ferme les yeux. Soudain, j’entends le cri d’Isabelle. J’ouvre les yeux. Le plafond de la cabane s’est fendu dans le silence. Je me donne corps et âme au silence et me soumets à sa loi. J’accepte que ma vie se forge dans la solitude du silence qui succède au cri.

Isabelle danse au bord du lac avec deux étrangers.

Mon grand-père, en robe de juge, tient un vieux dossier dans la main.

La secrétaire montre la cabane de son index.

Une image habituelle. Une habitude qui ne m’a jamais quitté. Deux étrangers et un dossier dans le silence de la solitude de l’âme. Un cauchemar oscillant dans la fissure d’un cri qui parcourt une distance. La distance du mur. Un mur qui se livre à l’illusion de l’ombre derrière la porte. Ici, il n’y a qu’une porte.

Une image habituelle. Une habitude qui ne m’a jamais quitté. Deux étrangers et un dossier dans le silence de la solitude de l’âme.

Cabane sans toit. Dans le silence de l’obscurité, j’observe la lumière du jour. Le silence m’appelle. Je ne me laisse pas tenter. Commettre la même erreur. Le cauchemar éternel : la danse du dossier sur les lèvres offertes de la secrétaire.

 – L’effondrement du mur est spectaculaire.

Les murs sont tombés. Il n’y a qu’une porte et deux gardes derrière elle qui protègent la cabane. J’ai vu maintes fois leurs ombres dans la lumière jaune pâle qui glisse sous la porte.

« L’ombre est illusion d’être. Ici, il n’y a pas d’ombre », disait le compagnon.

Mon grand-père et la secrétaire se dirigent vers la cabane.

C’était un mardi. Il faisait beau et chaud. Je quittai la maison pour passer la journée à la cabane de mon grand-père dont j’avais hérité. Cela faisait partie des habitudes des jours ensoleillés. La secrétaire et mon grand-père étaient assis devant la porte et regardaient fixement le lac. Ce souvenir est le seul qui soit scrupuleusement gravé dans ma mémoire.

Ils viennent me chercher. Ils m’emmènent vers la cabane dans le silence. La résonance du cri d’Isabelle pénètre dans l’air humide de la cabane. Je m’allonge sur un lit que je n’avais jamais aperçu à ce jour. Le lac est agité. Le secrétaire et mon grand-père quittent la cabane. Deux ombres se déplacent dans la lumière jaune pâle qui glisse sous la porte.

  • Nouvelle La porte, extraite du recueil L’Heure bleue de Mahmoud Chokrollahi, traduction du persan par Hengameh Irandoust (en collaboration avec l’auteur), à paraître aux éditions Le Soupirail en octobre 2014, 154 pages, 15€

Mahmoud Chokrollahi