Lois Lowry
Lois Lowry

Tandis que de l’autre côté de l’Atlantique, Hollywood s’approprie et adapte – librement – ses plus grands best-sellers, Zone Critique vous propose, à l’occasion de la sortie du film The Giver, de retourner aux origines de ce film, à savoir l’humble et merveilleuse fable pour enfants de Lois Lowry, Le Passeur.

1994
1994

Ce livre était probablement dans une des nombreuses listes de lecture qu’on vous a distribuées au collège. Et si le hasard vous a fait chanceux, vous l’avez choisi, lu, et vous savez alors qu’Hollywood n’a pas tout compris. En effet, Le Passeur n’a rien de commun avec Hunger Games, Divergent, et toutes ces sagas pour adolescents que l’industrie du cinéma a tourné en blockbusters bourrés d’action, d’amour, et de messages politiques dilués pour n’être que légèrement contestataires et porteurs de réflexion.

La rébellion à échelle humaine

Chez Lois Lowry, pas de révolution, de guerre civile ou de grande fresque politique. Ses romans pour enfants nous invitent toujours dans une communauté humaine restreinte, dans laquelle les déambulations de ses héros, jeunes personnages empreints de simplicité, futurs élus d’un changement à venir, permettent la découverte d’une société originale et dérangeante. L’auteure invite à s’interroger sur notre propre monde, par la création de valeurs et d’un vocabulaire spécifique, et bouscule chez nous certitudes sociales et habitudes.

Dans Le Passeur, on atterrit en douceur au sein d’une Communauté aux codes bien particuliers. Du reste du monde, on ne saura rien, si ce n’est qu’il est apparemment ordonné de manière semblable. Le héros, Jonas, évolue en toute innocence dans cette Communauté, entre l’école, où il retrouve quelques amis, ses activités, sérieusement encadrées par la Communauté, et sa famille, composée de ses deux parents et de sa petite sœur. Rien de nouveau sous le soleil, ce monde semble même paradisiaque. Ici point de famine, de chômage, de souffrance : la Communauté ordonne à la perfection la vie de chacun de ses protégés.

Mais la description de cette société plonge progressivement le lecteur dans un malaise qui contaminera, par la suite, le héros : dans cette société, l’individualisme et le libre-arbitre ont complètement disparu, sacrifices nécessaires de la paix sociale. Si vous souhaitez un conjoint, il faudra le demander à une Commission spéciale qui étudiera qui, de tous les citoyens, vous conviendra le mieux pour une vie à deux. Il en va de même pour les enfants, sagement limités à deux (un de chaque sexe) par foyer. Etrangement, la douleur, la souffrance morale, la tristesse, la mort, la maladie sont absents du quotidien. Il y a des retraités bien sûr, et quelques maladies dont on ne parle pas ou si peu : les personnes n’étant pas ou plus aptes à servir la Communauté sont, au terme d’une cérémonie joyeuse, « élargies », mais faites comme tout le monde, ne cherchez pas à savoir ce que cela peut bien vouloir dire. Dans la Communauté, pas d’erreur possible : vous vous intégrerez, on vous intégrera, ou c’est l’élargissement.

« Jonas haussa les épaules. Cela ne l’inquiétait pas. Comment quelqu’un pourrait-il ne pas s’intégrer ? La Communauté était si méticuleusement réglée, les choix étaient pris avec tant de soin ! »

On comprendra aisément que la société a eu du mal, à la publication du livre en 1993, à accepter le récit comme une histoire pour enfants. L’annihilation totale de l’individualisme, fer de lance de la culture outre-atlantique, le tabou dérangeant de la mort et de la maladie, bien trop inspiré des réflexions sur l’eugénisme, la politique familiale au sein de la Communauté, qui rappelle trop facilement les travaux de Malthus sur la démographie galopante et les politiques familiales de l’enfant unique pratiquées notamment en Chine (sans compter la présence banalisée des mères-porteuses, unique outil de fécondité ici), tout ici est pensé pour questionner notre monde, ses choix faits et à venir face aux futures problématiques éthiques.

La force du souvenir

Soudain, pour Jonas comme pour nous, tout s’éclaire. Lors de la cérémonie des « douze ans » où chaque enfant se voit attribuer sa fonction future au sein de la Communauté, le héros apprend qu’il ne deviendra ni infirmier auprès des enfants ou personnes âgées, ni fonctionnaire, ni ouvrier, mais le futur et unique Dépositaire de la Mémoire. Ce titre, mystérieux mais terriblement évocateur, dit bien ce qu’il est : Jonas rencontre son prédécesseur, vieil homme fatigué, qui détient en lui, dans son esprit et son corps, tous les souvenirs du monde.

Au cours de sa formation, Jonas va découvrir le monde au sens large, permettant ainsi au lecteur sidéré de saisir l’étendue de ce qui est et ce qui n’est pas dans cette Communauté. La plume de Lois Lowry emmène avec précision et poésie le héros et nous-mêmes dans un voyage des sens : la sensation d’une descente en luge, d’une balade en forêt, le goût des aliments, mais aussi le souvenir douloureux d’un bras cassé, de la faim, de la guerre. Déchiré, Jonas voudrait pouvoir choisir, décider s’il vaut mieux vivre dans ce monde stérilisé et fade qu’est le sien, sans la douleur et la solitude, ou dans ce monde des souvenirs, si dense et entier.

C’est la découverte de l’amour qui perdra complètement le héros. Un simple souvenir d’une soirée de Noël, au coin de feu, de l’ouverture des cadeaux par des enfants surexcités, couvés par le regard bienveillant de leurs parents et de leurs grands-parents. Jonas comprend alors qu’il ne lui est plus possible de vivre en paix dans cette société, lui qui sait et connaît plus. Assommé par la solitude, la tristesse, avide d’amour et de sensations, mais entouré de pantins auto-satisfaits avec lesquels il ne pourra rien partager de tel, Jonas fera le choix d’un sacrifice, climax d’un altruisme qu’il a découvert dans toute sa dimension émotionnelle, celui de libérer sa Communauté de son aveuglement. Libérer le souvenir, refaire de cette Mémoire un objet public, universel, l’outil d’une solidarité jusque là factice car réglementée.

En voyant la bande-annonce de The Giver, j’ai donc eu un pincement au cœur. Ce teen movie grandiloquent et politisé, va bien au-delà de la portée beaucoup plus humble du livre sur lequel il se base. C’est en réalité une réflexion personnelle, diversifiée et complexe, que Le Passeur cherche à provoquer. En refermant l’ouvrage, c’est un sentiment de chance, toute personnelle mais universellement partagée, qui emplit le lecteur : on dit merci à l’amour, à la souffrance, on remercie l’autre d’exister, tout entier qu’il est. On remercie le monde d’être ce qu’il est : ce chaos de sensations et de déchirures, d’interactions humaines, politiques. On remercie le souvenir enfin, source inépuisable de bonheur et essence même de l’Homme.

  • Le Passeur, Lois Lowry, collection Medium, éditions L’école des loisirs, 8 euros.

Charlotte Viguié