Que représente la poésie dans l’oeuvre dense et non moins disparate de Georges Bataille ? Quelle place prend-elle au milieu de ses romans érotiques et ses essais, philosophiques et sociologiques ? Quelle dimension et quelle force donner à ces poèmes déconstruits, crus et déraisonnables ? Estelle Derouen, dont le nom du compte Instagram évoque justement Bataille, revient sur cet aspect méconnu de l’oeuvre de l’écrivain. 

« La vraie poésie est en dehors des lois. Mais la poésie, finalement, accepte la poésie. » Georges Bataille

Les textes de Georges Bataille, écrivain, philosophe et poète français du XXe siècle, rencontrent une certaine audience et un nouvel élan après la Seconde Guerre mondiale en raison de leur parution aux éditions Gallimard dès 1957. 

Quand on évoque l’œuvre de Bataille, c’est Histoire de l’oeil, Madame Edwarda  ou  Le Bleu du ciel  qui nous viennent à l’esprit, non sa poésie. Si pour certain elle n’est que jeu ou farce, il faut dire que son format peu élaboré et l’omniprésence de l’obscénité peuvent aller en ce sens et embarrasser le lecteur peu averti, elle constitue une approche intéressante des éléments clefs de son œuvre. Laquelle, peut marquer par son âpreté et sa crudité de prime abord, bien que le tout soit enrobé d’une langue profondément maitrisée. 

Sa poésie rentre ainsi en contraste avec le reste de ses écrits, moins travaillée mais toujours tranchante, mise de coté voire oubliée, elle n’est pas de la plus haute importance pour les lecteurs. La tendance est de dire que son écriture date à peu près des années 1940. 

Son rapport complexe avec le registre poétique est exprimé dans le fameux « L’impossible », nouveau titre donné lors de la réédition de « La haine de la poésie » en 1962 aux éditions de Minuit, au titre initial plus éloquent. C’est un texte fondamental pour comprendre la relation qu’entretient Georges Bataille avec le registre poétique et sa quête de la poésie « véritable ». Mais lorsqu’on évoque la poésie bataillienne, il s’agit généralement du recueil intitulé L’Archangélique et autres poèmes , un véritable écrin de la collection Poésie Gallimard, brillamment préfacé par Bernard Noël. 

Le plus confortable pour le lecteur reste encore de se procurer le troisième volume de ses œuvres complètes, toujours aux éditions Gallimard qui rassemble les deux textes précédemment cités.

La poésie de Georges Bataille, mineure dans son œuvre, intrigue et plaît à un lectorat qui se reconnaît notamment dans ce « combat » contre le beau et le faux à travers une poésie obscène et crue certes, mais dans le vrai, sans fioriture. Esthétiquement, sa liberté est également une source d’inspiration, désorganisée, peut-être même maladroite et la plupart du temps brève, elle se veut extrêmement épurée. En cela, elle incarne entre autre, dans le fond comme dans sa forme, le silence par le vide, notion dont il est grandement question.

« je suis la fièvre
le désir
je suis la soif

la joie qui retire la robe 
et le vin qui fait rire
de n’avoir plus de robe »

La part d’humour est également notable, malgré la noirceur ambiante et la dimension sulfureuse brulante d’érotisme. Aussi, la précision de la langue et la radicalité du propos donnent une grande beauté à des vers qui sont pourtant contre celle-ci, il s’agit ainsi d’une poésie qui se contredit et qui l’assume. Cette complexité permet de se l’approprier librement tant elle est peu commentée et dépourvue de règle établie dans son appréciation. Et pour cause, ce qu’elle provoque est pluriel, ne pouvant être reçue et perçue de manière universelle, sa compréhension dépend de son lecteur même si la pensée de Georges Bataille est claire : « Si personne ne réduit à la nudité ce que je dis, retirant le vêtement et la forme, j’écris en vain ».

Une poésie en lutte contre la superficialité

Lire la poésie bataillienne c’est accepter un monde aux antipodes des paysages angéliques idéalisés, des douceurs faciles ou des tièdes émotions

Lire la poésie bataillienne c’est accepter un monde aux antipodes des paysages angéliques idéalisés, des douceurs faciles, des tièdes émotions, des discours moralistes, des pudeurs attendues, du politiquement correct et de toute autre formalité au fond banale. Georges Bataille préfère aller au fond des choses, au fond de la terre, dans la tombe, et plonger dans les secrets enfouis du corps. Mais il s’aventure aussi au delà, dans le ciel, à travers les astres tantôt aveuglants de lumière, tantôt plongés dans l’obscurité la plus totale. 

C’est une poésie sincère et courageuse qui s’affranchit des banales frivolités et du convenu. Point d’idéal, point de limite, avec lui, la « rage du vent » n’est jamais loin, les nuits sont d’encre, les étoiles sont de cendre et la mort emplit le ciel de toute sa folie.

« Poèmes
pas courageux
mais douceur
oreille de délice
une voix de brebis hurle
au delà va au delà
torche éteinte. »

Georges Bataille a besoin de parler de la mort pour parler de la vie et de ce qu’elle a de plus physique. C’est aussi une manière pour lui de rappeler qu’elle nous attend ou plutôt que nous nous dirigeons vers elle. Il s’agit de ne pas s’en détourner ni de l’oublier. Elle est omniprésente. Comme si c’était par la conscience de la mort que nous étions réellement vivants et qu’il nous était permis de jouir de la vie.

« Aimer c’est agoniser
aimer c’est aimer mourir »

La conscience de la mort certaine ne peut avoir lieu sans la folie, laquelle est partout dans l’oeuvre de l’écrivain. Mais peut-être que la folie n’est qu’un état honnête du réel ? Et si devenir fou revenait à n’être que soi, sans artifice, à l’état pur de cette conscience omniprésente de la mort à venir ? Georges Bataille crie et écrit la puissance de la vie, il l’hurle dans ce qu’elle a de plus déchirant dès lors qu’on la ressent pleinement.

Il le fait sans enrober la réalité de beauté et de dorure. Dans une société, contaminée par la  superficialité du filtre ou de la retouche, cette poésie apporte un réconfort et un soutien en faveur de la vérité bien que celle-ci puisse aussi mentir. Ce faisant, c’est comme s’il prenait plaisir à jouer avec le sens des mots, des notions et l’usage même de la poésie, souvent au service de la contemplation du sublime.

« la vérité meurt
et je crie
que la vérité ment »

Cette poésie dessine les contours de la vie du corps et amène, sans délicatesse, au charnel.

Pourquoi toujours mettre les formes à ce qui n’en a pas ? Cette poésie, effectivement informe, diffuse, dépourvue de ponctuation et aux vers très courts, qui se composent parfois que d’un seul mot, dessine les contours de la vie du corps et amène, sans délicatesse, au charnel. C’est un érotisme cru, qui renvoie à différentes paraphilies et à la morbidité. Mort et sexe habitent de nombreux textes de Georges Bataille, et c’est également le cas pour sa poésie même si ces textes sont plus imagés, non sans rappeler sa relation au mouvement surréaliste. 

Ainsi, c’est une lecture qui s’apparente à une forme de lutte contre le beau, le faux mais aussi le niais, comme s’il menait un combat contre la superficialité.

« pousse-moi dans la nuit
tout est faux
je souffre »

Audacieuse et morbide, c’est une poésie qui a « faim d’ordure » et « faim de froid ». Elle sait rappeler l’état physique du malade, entre sueur, tremblements et froideur du corps, que Georges Bataille connait bien pour n’avoir connu son père que souffrant. Cette froideur qui accompagne la maladie et précède la mort, l’agonie étant une autre clef de son oeuvre. Il y a un effet chaud-froid permanent comme un duel entre la chaleur que produisent les corps et la froideur de la mort.

Malgré son propos, difficile de considérer sa poésie comme étant laide, ce qu’il semblait vouloir par jeu ou défis, histoire de déranger. Sa soudaineté la rend in fine extrêmement percutante et puissante. Stylistiquement, elle reste minimaliste mais son éloquence dépasse l’entendement pour ceux qui parviennent à se l’approprier. Dans sa volonté de lutter contre une forme de beau, l’écrivain crée un esthétisme à travers une poésie sincère, ténébreuse et tranchante. L’obscène en devient touchant et symbolique.

« Je hais
cette vie d’instrument,
je cherche une fêlure,
ma fêlure,
pour être brisé. »

La place du vide sous ses différentes formes

Cette sensation de vide, qui s’apparente aussi à un trop-plein, imbibe la poésie bataillienne dans ce qu’elle a de plus vertigineusement sexuel et violemment macabre. 

Georges Bataille accorde une place importante à la notion de vide, c’est un des termes présents de son champ lexical dans lequel on retrouve évidemment la « mort », le « froid », le « fou », la « nuit », le « sang », le « coeur », le « rire », le « désir ».  Et lorsque le mot « vide » est absent, c’est sa sensation qu’il fait planer sur presque tous ses poèmes. Il s’agit du vide de l’angoisse, du silence, de l’absence, de la solitude, de la douleur, de l’abîme et de la mort.

« Mort masqué de papier gras
fuir l’excès de ce silence
amuser la puanteur. »

Dans le poème « Acéphale », il en est largement question. C’est aussi le titre d’un poème du recueil L’Archangélique  qui ramène, comme de nombreux, à la mort, en faisant référence au silence, une forme de vide tout aussi omniprésent. Cette sensation de vide, qui s’apparente aussi à un trop-plein, imbibe la poésie bataillienne dans ce qu’elle a de plus vertigineusement sexuel et violemment macabre. 

Les pages parfois excessivement épurées de cette poésie apportent une autre forme de vide, ou plutôt un vide de forme. Cet espace autour des mots incarne la place de l’envahissant silence. C’est la matérialisation de l’angoisse et du néant inévitables. 

Il s’agit d’une poésie qui se veut à la fois esthétique et inesthétique. Esthétique car épurée, les poèmes et les vers peuvent être particulièrement courts. C’est comme si les mots résonnaient et ressortaient. En outre, elle contient une dimension sonore dans le maniement de la langue. Egalement dotée d’une étrange architecture, il arrive que sa lecture devienne labyrinthique avec des phrases qui reviennent et se tournent autour, telle l’illusion d’un refrain.

« Le corps
du délit
est le coeur 
de ce délire. »

Pas spécialement musicale, elle a cependant été interprétée par Arthur H dans son album « L’or d’Eros » qui consacre deux titres aux textes de Georges Bataille dont un à sa poésie avec le morceau intitulé « Mademoiselle mon coeur ».

Mais elle est inesthétique par ses raisons d’être, le beau semble presque méprisé et à éviter, et son propos cherche à réveiller, secouer et choquer.

On peut finalement penser que la poésie de Georges Bataille est vide de sens dans la mesure où plus on cherche à la décortiquer, à l’analyser, à la comprendre, plus on s’en éloigne, comme si cette opacité faisait partie de son effet, nécessaire à sa bonne lecture. En outre, Georges Bataille l’affirme : « La poésie qui ne s’élève pas au non-sens de la poésie n’est que le vide de la poésie, que la belle poésie ». On note là son goût pour la contradiction qu’il n’hésite pas à exploiter. 

La poésie de l’opacité et de la contradiction 

Sa poésie est évocatrice d’images vagues, floues dans leur obscénité et intenses dans leurs déclarations.

« tu es belle comme on tue
le coeur démesuré j’étouffe
ton ventre est nu comme la nuit »

On sent bien qu’il évoque des sensations pleinement vécues, en témoigne le choix de certains mots pour alimenter ses textes. Il en résulte une poésie que l’on ressent plus que l’on ne la comprend, qui laisse des formes, des couleurs et des images symboliques à la manière des surréalistes dont il s’est éloigné pour des différends d’ordre matérialiste, après s’en être rapproché un temps. 

Sa poésie n’est pas abstraite, elle est simplement libre dans sa rédaction, s’il en est, dans ce qu’elle raconte et ce qu’elle laisse d’interprétation. Il prononce ces mots : « Mon angoisse n’est pas faite uniquement de me savoir libre. Elle exige un possible qui m’attire, en même temps qu’il me fait peur. »

On peut difficilement imaginer une lecture unique et avérée de ses poèmes, ils raisonnent en nous selon notre propre vécu et nous renvoient à notre for intérieur. Leur inspiration est donc relative et la puissante radicalité de certains textes fait que l’on peut passer à coté.

Aussi déroutante que rationnelle, à la fois drôle et lugubre, dégoutante et excitante, attirante et repoussante, charnelle et sordide, elle se contredit non seulement sur sa nature mais aussi sur sa finalité. C’est une poésie pleine de vie et de mort, comme si les deux se confondaient par et pour l’amour. Les mots se métamorphosent et changent littéralement de sens, il va au delà de leur qualification habituelle jusqu’à les contredire totalement.

« l’amour est parodie du non-amour »

Ou encore :

 ma douleur est ma joie
et la cendre le feu 

Comment appréhender cette contradiction ? Doit-on lui donner une explication ? C’est une fois de plus, probablement lui-même qui répond le mieux à cette question : « La poésie n’est pas une connaissance de soi-même, encore moins l’expérience d’un lointain possible (de ce qui auparavant n’était pas) mais la simple évocation par les mots de possibilités hors d’atteinte. »

Georges Bataille ou la figure du traumatisé qui s’amuse

Hanté par la maladie de son père, Georges Bataille parsème ses traumas dans ses vers. Le rire flirte toujours avec la mort, ou l’inverse, on ne sait plus tant sa poésie nous perturbe et nous perd.

« la mort rit la mort est la joie »

L’écrivain manie les mots comme s’il jouait avec, poussant son lecteur vers l’inaudible et l’inimaginable, bien que certaines images, aussi floues soient-elles, se soumettent à notre esprit. Il s’impose avec irrévérence, presque insolence, souillant notre esprit bien propre. Il nous lave de ce conformisme établi. Il appuie « là où ça fait mal », assurément. 

Mais peut-on imaginer cette poésie sérieuse ? Georges Bataille, n’est-il pas simplement un traumatisé qui s’amuse ?

Son style et son propos laissent penser qu’il s’agit là que de textes accessoires et annexes, comparés à ses autres écrits. Pourtant sa poésie contient une certaine urgence tant elle hurle ses souffrances. Cela dit, aucune difficulté à penser qu’il s’amuse avec le grave tel l’enfant qui commet une bêtise en son âme et conscience, il jouit de ce pervers affront.

Il admet : « je veux faire un vacarme », presque sans hésitation l’on peut affirmer qu’il l’effectue avec brio en nous livrant cette poésie de l’état second, venant d’un ailleurs, d’un monde parallèle où tout est plus fort et devient fatal.

Georges Bataille, n’est-il pas simplement un traumatisé qui s’amuse ?

Dans sa préface écrite pour L’Archangélique, Bernard Noël exprime l’idée que les poèmes de Georges Bataille seraient dangereux pour la poésie. De toute évidence, elle remet en question l’objectif poétique même. Selon le lecteur, il y a potentiellement un avant et un après la découverte de cette déroutante poésie. Laquelle ferait presque perdre l’interêt pour la belle poésie plus convenue. Celle-ci n’embellit rien, elle exerce la force contraire. Au lieu de nous guider vers la lumière, de nous élever, elle nous rabaissent à notre condition et nous torture pour nous plonger dans d’obscures tourments : « L’éclat de la poésie se révèle hors des beaux moments qu’elle atteint : comparée à l’échec de la poésie, la poésie rampe ».

Mais Georges Bataille résume tout quand il écrit : « Les mots du poème, leur indocilité, leur nombre, leur insignifiance, retiennent sur le coeur l’instant impalpable, baiser lentement appuyé sur la bouche d’une morte, ils suspendent le souffle à ce qui n’est plus rien ».

La découverte de Georges Bataille est une véritable révélation, tant ce qu’il incarne que ce qu’il écrit. Mystérieux, mal aimé, peu lu mais intensément admiré par son lectorat. L’exigence et la dure beauté de ses textes méritent un écho auprès d’une nouvelle génération de passionnés de littérature.