Jack Kerouac

Troisième épisode de notre série de l’été consacrée à la littérature de voyage : après le voyage au Mexique d’Antonin Artaud et Moby Dick, Zone Critique vous propose aujourd’hui de voyager en compagnie du “Roi des Beat”, Jack Kerouac. Retour donc sur les origines d’un mythe, d’un livre écrit en trois semaines devenu mondialement célèbre, et d’une révolution du langage. 

1957
1957

Quand on me parle de littérature et de voyages, la première chose qui me vient à l’esprit est bien sûr Jack Kerouac et son roman Sur la route. Sorti en 1957, ce livre propulsa l’auteur au sommet de sa gloire et le transforma en chef de file d’un tout nouveau mouvement, prémisse de la contestation de la deuxième moitié du XXème siècle, la Beat Generation.

« Une fois de plus, nos valises cabossées s’empilaient sur le trottoir; on avait du chemin devant nous. Mais qu’importe : la route, c’est la vie. »

Dans son livre, Kerouac nous parle de sa vie sur la route, de ses voyages à travers les Etats-Unis et le Mexique entre 1947 et 1950. On y voit se développer sa relation avec Neal Cassady, l’ange de la Beat Gereration.

Quand Sur la route est publié, cela fait déjà six ans que Kerouac travaille et retravaille son manuscrit écrit en seulement trois semaines sur un rouleau de papier de plus de 36 mètres de long, symbole de la route qu’il a parcourue. Après de multiples refus et corrections, le livre trouve enfin un éditeur chez Viking Press. La version retravaillée sera amputée de plusieurs passages ; on pourrait même parler de censure. En effet, les Etats-Unis de l’époque sont sous l’influence d’un maccarthysme toujours plus oppressant : ainsi des passages  traitant de drogues, de sexes ou de mort seront adoucis voire supprimés. Bien que le récit soit quasi-autobiographique, les personnages doivent tous être renommés, ainsi Jack Kerouac deviendra Sal Paradise. Ce ne sera qu’avec l’édition de 2007 (2010 pour la France) que les lecteurs pourront enfin découvrir le rouleau originel.

Kerouac-Cassady: un lien fraternel

Sur la route nous entraîne donc à travers les Etats-Unis et le Mexique en compagnie de Jack Kerouac. Nous y rencontrons des personnages, tous différents les uns des autres. Ils ont tous influencé, chacun à leur manière, le mouvement Beat. Les femmes y ont une place importante et sont toutes très indépendantes. Elles sont, par leurs actions, le conducteur d’un féminisme qui peut sembler au premier abord écrasé par le vocabulaire misogyne employé par Kerouac, mais des personnages comme LuAnne Henderson (Marylou), par leur indépendance et leurs actions, cassent le modèle patriarcal de l’époque. De plus elles sont à l’origine de presque tous les départs du roman.

On ne peut parler de Sur la route, sans mentionner Dean Moriarty ou devrais-je dire Neal Cassady, personnage quasi légendaire de la Beat Generation et du mouvement psychédélique des années 60 :

« Mais alors ils s’en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules personnes qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait: “Aaaah!” »

Kerouac va voir et retrouver en Cassady un petit frère mort durant son enfance. Il admire la capacité de Neal à vivre intensément sans jamais se soucier des interdits ou des règles dictées par la société. Quant à ce dernier, en rencontrant Kerouac en 1947, il va développer une obsession pour l’écriture qui le poussera à lui demander son aide. A l’époque, Kerouac possède déjà une solide expérience. Il est alors en pleine écriture de son premier livre publié The Town and the City. Malheureusement, Neal abandonnera rapidement l’idée de l’écriture. De là, tout de même va naître une relation forte, emplie d’admiration mutuelle.

Au fur et à mesure de la lecture, on comprend mieux la fascination de Kerouac. Le personnage de Neal se dessine clairement. La première impression d’un casse-coup irréfléchi disparaît et la plume de Jack nous dévoile quelqu’un de bien plus complexe : un être fascinant de par sa vitalité. Chacune de ses interventions nous fait  ressentir le débit de parole qu’il pouvait avoir, un débit aussi rythmé que le beat des jazzmen de l’époque. Au cours du récit, il décide de se livrer à Kerouac et lui dévoile son passé. Ce moment en plus d’être touchant nous montre comment la psychologie du personnage s’est façonnée. On découvre ainsi sa mentalité complexe, due à une enfance violente et miséreuse et l’on comprend mieux qui il est. Un homme qui avance sans but ni retour en arrière possible.

«Neal est la véritable âme du voyage comme mouvement pur, abstrait et sans but. Il est l’essence même du Mouvement, compulsif, prêt à sacrifier famille, amis, et même sa satanée bagnole au besoin irrépressible d’aller d’un endroit à un autre

Burroughs dira de lui : «Neal est la véritable âme du voyage comme mouvement pur, abstrait et sans but. Il est l’essence même du Mouvement, compulsif, prêt à sacrifier famille, amis, et même sa satanée bagnole au besoin irrépressible d’aller d’un endroit à un autre.» Même si Burroughs ne l’appréciait pas vraiment, il fait ici une juste description de Cassady. Mais il ne faut pas le résumer à une simple représentation du voyage, il est l’emblème de la première génération à avoir contesté l’ordre établi de notre siècle, un pur électron libre, un diamant brut qui n’a malheureusement pas eu la patience d’être taillé. Il est l’ange de la Beat Generation.

La prose spontanée, une révolution ?

« Je vais me trouver un rouleau de papier pour couvrir les étagères, je vais le glisser dans la machine, et je vais taper à toute vitesse, à toute berzingue, au diable les structures bidons, après on verra »

Au-delà de l’histoire, l’intérêt de ce roman réside dans le style littéraire de Kerouac. Au printemps 1951, il s’installe devant sa machine à écrire et selon la légende sous l’influence de la benzédrine, écrit en trois semaines, « exactement comme c’est arrivé », à un rythme de 6000 mots par jours (12000 le premier et 15000 le dernier), son livre majeur. Chaque feuille est scotchée à une autre, ainsi le rouleau originel de plus de 36 mètres de long prend forme.

Kerouac a créé un nouveau style littéraire : la prose spontanée. C’est la raison majeure du refus de la plupart des éditeurs. La narration si unique et la mise en page sans aucun paragraphe, ni alinéas, ni retour à la ligne, peuvent sembler particulièrement indigestes à la lecture. Et ça l’est ! Du moins au premier abord. En effet, une fois passé le trouble initial, on se rend très vite compte que si ce livre avait été écrit autrement, il n’aurait plus eu de sens. Lorsqu’on lit Kerouac et Sur la route, on a une impression familière, comme si un ami nous racontait ses différents voyages. Mais la force principale de ce style est de rendre la fiction réalité.

Kerouac veut décrire son voyage mais pas seulement : il veut aussi que son lecteur ressente ce qu’il a ressenti à chaque moment de son périple. Il décide alors de faire table rase des descriptions de la littérature classique, symbole d’une langue morte selon lui. Il s’inspire du rythme du Jazz de l’époque, le Be Bop. Kerouac suit la cadence ou plutôt le beat de la batterie venant de son « jazz intérieur » et en découle la rythmique de tout le roman. Elle nous transporte sur la route avec lui et nous transmet cette envie de voyage et de grands espaces.

Après lui, de nombreux artistes se sont dits influencés par sa prose. C’est ainsi qu’après avoir admiré Rimbaud, en qui il voyait le premier « clochard céleste », son œuvre a été admirée par beaucoup, de Bob Dylan à Tom Waits, en passant par Jim Jarmusch, Dennis Hopper, Jim Morrison ou Kurt Cobain, pour les plus connus. Ainsi, son style littéraire aura marqué son temps et influencé différents arts.

Mais il faut relativiser la portée de ce livre car si Kerouac a si mal vécu le succès que lui a apporté ce livre, c’est à cause de la casquette que les médias de l’époque lui ont donné : roi de la Beat Generation avec comme bible, Sur la route. L’auteur ne s’est jamais senti comme un contestataire ou un rebelle ; pour lui, être Beat, c’était être « pauvre et joyeux », rien de plus. Il disait lui-même que la Beat Generation était une histoire inventée par les journalistes. Relativisons donc l’importance de ce livre qui par son aura, cache les vrais chefs d’œuvres de l’auteur, tels que Big Sur ou Les Clochards célestes. Sur la Route n’est au final qu’un avant-goût de la puissance et de la révolution qu’a été la prose spontanée de ce bon vieux Jack.

  • Sur la route – le rouleau originalJack Kerouac, Folio, 624 pages, 9 euros, 2010

Sylvestre Jaraud